Par son souci du réalisme, par l’influence notable du cinéma occidental, par l’altruisme de ses personnages, L’Ange Ivre, 8ème film du maître, marque le véritable début de la carrière de Kurosawa.


D’emblée, l’influence du film noir américain se fait flagrante. À l’origine du projet, Kurosawa et son ami d’enfance Keinosuke Uegusa (qui ont écrit ensemble le scénario) voulaient faire un film sur les Yakuzas, dénonçant l’influence néfaste de ces mafieux sur la société japonaise de leur époque. La culture du réalisateur se tournant souvent vers des références occidentales, c’est manifestement du côté d’Howard Hawks qu’il a trouvé l’influence qui nourrira son film.
L’Ange Ivre se présente donc comme un film noir, avec sa description réaliste d’une société gangrénée. Au centre du décor (et pratiquement au centre du film lui-même) se trouve une mare, une eau stagnante entraînant maladies et moustiques, comme un marécage fangeux autour duquel s’organise la vie du quartier. Le film commence sur ce marais (dès le générique), il s’y termine, et cette eau fétide revient à intervalles réguliers. Elle est bien évidemment le symbole d’une société malade et en putréfaction. Plusieurs fois, dans la seconde moitié du film, des fondus enchaînés bien sentis superposent l’image du marais et celle de yakuzas. « Les yakuzas sont incurables », dira le médecin Sanada, qui est pourtant bien décidé à soigner toutes les maladies, qu’elles soient physiques ou morales.
Dans cette histoire de dilemme moral d’un jeune voyou, on trouve un cousinage évident avec ce qui se faisait aux USA à la même époque, comme Le Carrefour de la mort, d’Hathaway, sorti un an plus tôt. Nous sommes dans une histoire de type policier où entrent en jeu une description des bas-fonds de la société et un portrait moral complexe.


L’Ange Ivre se base, outre son aspect « film noir », sur le duo fondé par ses deux personnages principaux, d’un côté le docteur Sanada (Takashi Shimura, que l’on retrouvera plusieurs fois chez Kurosawa, dans des films comme Vivre, Rashomon ou Les Sept Samouraïs) et de l’autre côté le gangster Matsunaga (Toshiro Mifune, dont ce sera la première d’une longue et fructueuse collaboration avec le génial cinéaste, ainsi que le premier vrai grand rôle au cinéma). Les deux acteurs véritablement habités par leur rôle avec une intensité hors du commun, se retrouveront plusieurs fois par la suite sus la direction du maître.
Ces deux personnages, tout semble les opposer. L’un cherche le bien des autres autour de lui et paraît mû par un désir de se sacrifier par altruisme (Sanada préfigure un autre médecin de Kurosawa, Barberousse, personnage principal de l'un des chefs d’œuvre du cinéaste), tandis que l’autre est un voyou colérique, violent et égocentrique. Mais, très vite, ces différences vont s’effacer et on verra deux personnages qui se ressemblent énormément. D’un côté le gangster va chercher un moyen d’obtenir sa rédemption tandis que le médecin, volontiers colérique lui aussi et trop souvent porté à la boisson, va avouer qu’il a passé sa jeunesse entre les cabarets et les femmes sans être un étudiant particulièrement consciencieux.
C’est de ce mélange entre opposition et ressemblance que va découler la dynamique des relations entre les deux personnages. Ils semblent se chercher en permanence, Sanada arpentant les cabarets et Matsunaga se rendant régulièrement au cabinet du médecin, mais dès qu’ils sont ensemble, c’est pour se battre et instaurer une relation de force.
À ce duo s'oppose un autre couple, exactement contraire, formé de Matsunaga et Okada (Reisaburô Yamamoto), gangster tout juste sorti de prison et dont l'arrivée tant redoutée, au milieu du film, changera l'aspect de l’œuvre. Ici, les deux personnages ont l'air de se ressembler : deux membres des Yakuzas, séducteurs, violents, tirant parti de la situation sociale particulièrement délabrée. Mais, en profondeur, nous avons deux caractères opposés : alors que Matsunaga est sur le chemin de la rédemption, Okada ne se remet absolument pas en question et s'enfonce encore plus dans la violence.


La maladie est un des thèmes du film. Bien entendu, il s'agit de la maladie de Matsunaga, cette tuberculose dont il pourrait guérir s'il faisait attention à lui. Mais cette maladie est aussi, et avant tout, le symbole d'autres maladies, morales et nationales.
En effet, la tuberculose du yakuza est directement liée à son mode de vie : cabarets, femmes, alcool et cigarettes, tout l'entraîne sur la mauvaise pente. Et Matsunaga, convaincu de la nécessité de changer de vie, sera tiraillé pendant une grande partie du film entre Sanada et Okada, le docteur et le mafieux, c'est-à-dire deux style de vie exactement opposés. D'un côté s'offre à lui le retour à une bonne santé physique et morale, en quittant le monde sombre de la violence et la mort ; de l'autre côté, l'attirance pour cette vie facile où il peut se donner des allures de grand caïd qui ne trompent personne (« il joue les caïds, mais je sais qu'il a le cœur triste », dira Sanada).
Mais, à plus grande échelle, cette maladie est aussi nationale. Kurosawa décrit un pays ravagé, ruiné par l'ambition de quelques dirigeants qui l'ont plongé dans le chaos (ce qui restera un thème récurent chez le cinéaste, du Château de l'Araignée à Ran). Ces Yakuzas, qui jouent les gros durs en causant la ruine autour d'eux, représentent sans hésitation ceux qui ont fait du Japon une dictature militaire et l'ont entraîné dans la guerre, donc la défaite que subit le peuple.
Ce message politique est cependant annoncé à mots couverts. Ce qui intéresse Kurosawa, ce n'est pas la politique elle-même, mais les conséquences qu'elle peut avoir sur les personnes qui habitent dans ces quartiers défavorisés. Dans L'ange Ivre, il est facile de trouver l'un des aspects essentiels du cinéma de Kurosawa : son caractère social. À travers le personnage de Sanada, dont on adopte le point de vue pendant une bonne partie du film, le réalisateur nous entraîne dans les quartiers les plus touchés d'un Japon en ruine. Le résultat est très réussi, tant humainement qu'esthétiquement.
Car si L'Ange Ivre est le premier vrai film de Kurosawa par ses thématiques, c'est aussi le cas par son travail purement artistique. Les cadrages, l'emploi des décors, les contrastes de noir et blancs, le montage (dont Kurosawa s'est chargé lui-même), le cinéaste emploie toutes les ressources du 7ème art.
Parmi celles-ci, il faut noter une utilisation remarquable de la musique, véritable personnage du film à part entière, incarnée à l'écran par ce mystérieux joueur de guitare dont les apparitions rythment l’œuvre.


Au final, cet Ange Ivre est sans conteste le premier chef d’œuvre d'Akira Kurosawa, un film ambitieux par son sujet et son traitement, avec un réalisateur parfaitement maître de ses effets et un duo d'acteurs inoubliables.


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le 2 mars 2016

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