Grâce au succès inattendu de New York Miami en 1934, Frank Capra va découvrir l'autonomie financière et artistique. Pendant plusieurs années, jusqu'à son départ d'Hollywood en 1942 et ses contributions à la propagande de guerre (Arsenic et vieilles dentelles est l'exception pendant cette période), Capra tourne une vague de comédies guillerettes et morales. James Stewart et Gary Cooper interpréteront des candides masculins opposés au cynisme et à la fatalité ; l'un des opus les plus fameux est Mr Smith au Sénat (1939), où un député provincial découvre la machine parlementaire et mène un combat a-priori désespéré contre des forces entièrement corrompues.


Sans rejoindre complètement le camp 'populiste' comme le fera Les Raisins de la colère (adaptation par John Ford du roman de Steinbeck en 1940), L'extravagant Mr Deeds se pose comme anti-élitiste et plaide pour le mode de vie traditionnel de l'Amérique bucolique. Il est critique à l'égard des valeurs de la modernité et de ses métropoles, où l'argent et les mondanités dictent la foi et la loi. Longfellow Deeds (Gary Cooper, dans lequel Capra se projette peut-être pour ce premier film 'social'), jeune rural droit et simple, ne cède pas à l'appel d'un tel monde. Dès qu'il se retrouve en possession de l'immense fortune héritée d'un parent oublié (le financier Semple), il est mal à l'aise avec les exigences des milieux auxquels il doit s'assimiler. Il rejette certains aspects de sa nouvelle vie de nanti (les gardes du corps sont congédiés, les domestiques doivent perdre l'habitude de s'abaisser), puis rapidement comprend qu'il n'a rien de bon à y trouver ; et implicitement est défendu d'y construire quoique ce soit de juste à ses yeux.


Inadapté à la haute société et la vie new-yorkaise, l'auteur de courts poèmes mielleux sur cartes postales découvre la mesquinerie ordinaire des beautiful people. Sa franchise, sa vertu et, tout de même, ses perceptions un peu étriquées, en font une proie. Il est moqué par la presse, le milieu littéraire et ''l'intelligentsia'', les prescripteurs de tendances et les valets des puissants. Capra prend toutefois son parti ; l'innocent ne se laisse pas abattre et respecte les injonctions de sa conscience envers et contre tous. Le film porte un message positif en décidant de pousser le petit idéaliste à la victoire, c'est-à-dire à convertir ; sa relation avec la journaliste (Louise Bennett, par Jean Arthur) en est le symbole. Envoyée pour tirer de lui la matière de scoops scabreux, elle est rapidement éblouie par sa pureté. Elle tombe amoureuse, au péril de sa propre carrière et du respect de la 'bienséance' des institutions objectives et informelles de la bourgeoisie new yorkaise.


Comme il en aura l'habitude par la suite, Capra étaye un idéalisme à la fois profond et d'allure futile ; peu rationnel, enfantin, mais résolu et carré. Dix ans avant La vie est belle (1946, avec Stewart), il livre une élégie de la foi, de sa force supérieure. Il vise l'essentiel et, comme Mr Deeds, ne craint ni le ridicule ni le scepticisme. Au-delà des jugements possibles sur ces intentions, supposées nobles, on peut émettre des réserves quand aux conditions d'exécution du beau geste. Deeds dispense une charité totale et aveugle ; il donne inconditionnellement, à qui se présente ; il prend à charge le malheur du monde et ses incarnations, avérées ou non, viennent ponctionner. Si son action peut l'emplir de joie et le soulager, elle a pour effet de remplir des ventres et des comptes en banque pour un certain temps, nullement d'élever les sujets de ses dons.


L'attention n'est pas portée sur ces gens-là et leurs interactions avec Mr Deeds sont réduites au minimum. Ils le soutiendront lors du procès mais n'expriment pas de considérations particulières. Deeds se transforme en bureau des plaintes radieux et mécanique, analysant à merveille ses antagonistes mais se penchant peu sur le cas personnel des mendiants auxquels il abandonne son pactole. Le point de vue de l'auteur (Capra est un des premiers cinéastes américains correspondant à l'idéal de « l'auteur ») se confond bien avec celui de son personnage ; le film aussi dresse des personnages aux traits soignés en plus d'avoir une fonction éthique. Et Deeds est évidemment le personnage le plus intéressant, dont certaines facettes qui pourraient être tenues comme des tares éclatantes sont mises en valeur ici. Obsédé par son rôle de sauveur, Deeds en semble tributaire : il doit l'être pour approcher une femme, pour devenir riche sereinement, puis interpréter encore le sauveur lorsque la chance lui sourit effrontément.


Le film semble indiquer que le salut de l'espèce viendra de l'entrée des gentils dans une transe névrotique. C'est à peu près les conclusions du tribunal : Deeds subit un procès mettant en cause sa folie, où il est accusé de se prendre pour un « bienfaiteur de l'Humanité » ! La charge semble éminemment compromettante et emporte l'adhésion ; mais le rêveur est un activiste, sans distance avec ses convictions, spontanément en mission. Cet élan-là est forcément incompréhensible pour des esprits pragmatiques, partisans de la vertu d’égoïsme et justifiant par leurs principes le désenchantement général. Rossellini (le directeur du néo-réalisme italien) fera endosser à Ingrid Bergman un costume comparable pour Europe 51, où la croisée aura besoin d'un déclic et restera in fine prisonnière du modèle dominant.


https://zogarok.wordpress.com/2015/12/05/lextravagant-mr-deeds/

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le 3 déc. 2015

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