La jeunesse et la fraîcheur d'un monsieur de 77 ans

J'ai peur que ce film passe inaperçu dans les salles française, et ne reste qu'une seule semaine dans les gros complexes type UGC.


Et pourtant... Quelle fraîcheur, quel dynamisme, quel humour déconnant et décapant.
Quelle richesse, quelle complexité, quel joyeux bordel et quelle ambition !



De la difficulté de trouver un bon titre



Le titre n'est pas forcément très vendeur, et si je n'avais pas été invité par senscritique à sa cinexperience, je ne serai certainement jamais allé le voir.


Je ne suis pas non plus sûr que ce soit une si bonne idée de présenter le film comme un épisode de la saga de Denys Arcand initiée en 1987 avec "Le Déclin de l'empire américain".
D'abord parce que l'histoire de celui-ci est totalement indépendante des films supposés le précéder (on peut juste relever la continuité thématique, un regard satirique sur la société contemporaine et sa complète déliquescence).
Ensuite, parce qu'une autre bonne partie du public n'a pas dû voir les films précédents, et risque d'être intimidée à l'idée de se plonger à l'aveugle dans ce qu'on leur présente comme un 4ème épisode.


Et le pire, c'est que de l'aveu même du réalisateur, le titre est choisi un peu par défaut (Il voulait dans un premier temps l'appeler "le triomphe de l'argent", ce qui n'était pas terrible non plus).


Enfin bref, tout ça pour dire qu'il serait vraiment dommage que ce film passe inaperçu alors qu'il a tant d'énergie, d'originalité et de fraîcheur à revendre.



Tarantino, les frères Coen, les frères Farrelly et le loup de Wall Street



Ca commence comme du Tarantino avec un soupçon de frères Coen bien déconnant :
Dialogues lunaires entre deux personnages dans le resto cosy "le Délithèque" à Montréal :


Un type à l'air ahuri explique calmement à sa nana blasée de son existence morne, qu'il est trop génial et intelligent pour réussir dans la vie, et que seuls les idiots sont capables de faire fortune en ce bas monde (avec un premier paradoxe : si le héros est intelligent au plan "culturel", il est complètement arriéré au plan social et en matière de relations humaines).


Il prend l'exemple du VRP : un VRP intelligent sait très bien que l'aspirateur qu'il est chargé de vendre ne changera rien à la vie de la ménagère cible, cette dernière va le sentir, et elle refusera d'acheter, et le pauvre VRP finira livreur de marchandises.
A l'inverse, le VRP débile peut parfaitement y croire, et donc gagner la confiance de la ménagère. Par l'effet du temps, il montera en grade, jusqu'à devenir PDG, puis pourquoi pas premier ministre.


Il finit par démontrer en quoi Dostoievksi, Sartre, Céline & co seraient de grands débiles. Epique.


On enchaîne sur un casse bien foireux et complexe, qui débouche sur un énorme magot. Enquête de police, gangs rivaux, héros ahuri perdu au milieu de tout ce beau monde, avocats véreux spécialisés en fiscalité internationale (probablement la meilleure scène sur l'évasion fiscale jamais filmée, avec un voyage un travers le monde des paradis fiscaux complètement grisant. Le film est d'ailleurs un formidable mode d'emploi cynique et hilarant sur l'évasion fiscale et pourrait malencontreusement éveiller des vocations), escorts girls, ex-bandit sorti de prison, éclats de violence aussi brutaux que soudains, humour et second degré permanent, un sens de la caricature toujours juste et credible et un amoncellement de SDF en arrière-plan.


Mise en scène ultra moderne, de la zik hip hop, un rythme tambour battant, le tout ponctué de saillies philosophiques venues de nulle part. Bref, un truc vraiment hors-norme.


Tout n'est pas parfait, la partie thriller est peut-être légèrement plus faible, un peu trop confuse, bordélique (mais ça fait partie aussi du style Arcand, j'avais d'ailleurs eu le même ressenti sur le très sympathique "Crime d'Ovide Plouffe"), des seconds rôles légèrement bâclés (le chef des mafieux, le braqueur survivant). Mais même dans cette partie-là on a des trucs marquants, comme une scène de torture façon Takeshi Kitano bien crade.


On se focalise plus sur la love story entre le héros et son escort, et heureusement d'ailleurs car elle est complètement géniale : de la prise de contact sur internet (avec le défilé des sites des prostituées, à la fois grotesque et drôle), la première rencontre et ses gags (le héros, avec ses maladresses, et son autisme aurait toute sa place dans une comédie avec Ben Stiller type "Mary à tout prix"), et les dialogues savoureux de bout en bout.
Le héros tombe amoureux et est persuadé que l'escort est la femme de sa vie, et ça donne un dialogue du style :


Elle : Tu ne me connais pas, je suis superficielle.


Le héros : C'est pas un problème, j'ai un doctorat en philosophie, j'apporterai la profondeur.
(La salle a explosé).


Et puis ce qui est vraiment sympa, c'est qu'au-delà d'être un film fun, un plaisir coupable, c'est un film dans l'air du temps, qui m'évoque "Toni Erdmann" (le monde des affaires et sa tristesse infinie), ou "The Square" (le monde de l'art contemporain, et son hypocrisie infinie). Un témoignage acide et vener sur un monde en décomposition complète, où tous les repères sont perdus, où les âmes et les coeurs doivent se corrompre, dans l'espoir illusoire de sortir un jour la tête de l'eau.
En arrière-plan du délire, des anonymes jonchent le sol ici ou là, avant d'envahir le cadre à la fin du film, comme un rappel brutal à la réalité.
Super film d'un réalisateur qui a 77 ans mais qui en fait 30.

KingRabbit
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le 12 févr. 2019

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KingRabbit

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