"le vert est à la mode"
le cru, le cuit, le transformé
Par sa richesse thématique, ce film est du pain trop béni pour les critiques. Chaque image, chaque réplique renvoie en détail à une condamnation du monde patriarcal industriel.
Une série comme Mad Men racontait par le menu l'essor de la société de consommation, ce qui pouvait laisser une impression de "oui, et après"?
Je préfère les films qui ne se contentent pas de nous donner un cours de sociologie, mais laissent transparaître leur analyse de la société à travers le prisme du fantastique. Néanmoins, comme ici, ils peuvent se contenter de reproduire de manière un peu ennuyeuse des schémas connus. Toutes les péripéties sont prévisibles, puisqu'il reproduit une sorte d'archétype. Ne s'agit-il que d'un hommage "servile"? Finalement, comme dans Mad Men, on juge la société passée à l'aune de nos valeurs actuelles. Aussi sont dénoncés en vrac le patriarcat, la nourriture industrielle, le complexe militaro-industriel, la soumission des savants aux militaires, les discriminations variées, l'exploitation de la nature, la vie hors-sol et la perte des valeurs traditionnelles.
rêves en noir et blanc
Le cinéma hollywoodien pour rivaliser avec l'attrait de la télévision, ce petit écran en noir et blanc, a misé sur la surenchère en technicolor, panavision et thèmes grandiloquents. Parallèlement, de petits films en noir et blanc continuaient à susciter l'enthousiasme populaire (bon, d'accord, la Créature du lac noir est sorti en 3D!). Les peplums, délires révisionnistes de l'orthodoxie chrétienne, constituaient la culture officielle des séances de cinéma paroissiales, et laissaient le champ libre à d'autres cinémas plus modestes mais aux récits moins convenus. Souvent mal foutus car ils n'avaient pas les moyens de leurs ambitions particulières - surtout montrer les désastres cataclysmiques provoqués par des insectes montés en graine - , mais histoire au moins de nous impressionner, ils nous montraient des militaires dépassés par l'ampleur de la menace (souvent provoquée par leurs propres expériences atomiques), et un savant excentrique était le sauveur de l'humanité non grâce à la taille de son canon, mais grâce à son astuce.
Bon, ce genre de fiction s'adressait quand même plutôt aux garçons - la télé recycla donc les fastueuses comédies musicales des années 30, spectacle idéal pour les femmes au foyer, ce progrès social des trente glorieuses qui leur permettait de se consacrer aux arts ménagers assistées par les machines conçues par leurs maris. Cuisiner, ça prend du temps, et le travail n'est pas une forme d'émancipation très saine pour les femmes de ménage qui manipulent des produits toxiques à longueur de journée. Après, il est vrai que ça donne au "provider" (celui qui ramène le salaire) un sens d' "entitlement" qui lui permet de se complaire dans ses manières peu raffinées et sa vision du monde plutôt étroite.
Alors, entre femme au foyer qui a le temps de mitonner des bons plats (à condition de ne pas succomber aux sirènes des innombrables produits chatoyants que l'industrie lui fait miroiter dans la télé et sur les panneaux publicitaires), et femme salariée qui mange des oeufs cuits durs, quelle est la solution ?
Par rapport à Mad Men qui se contente de rendre compte d'une époque sans la transcender, et aux films de monstres qui se permettaient de la bousculer en son temps, qu'apporte le film de Guillermo del Toro ?
Dur et sec, souple et liquide
Seins et cryptozoophilie n'ont pas accédé à la représentation dans le cinéma hollywoodien actuel. Il faut plutôt aller chercher du côté de la France et du Japon pour les trouver dans le cinéma non underground.
Qu'apportent de significatif ces transgressions ?
Sally Hawkins n'est pas une beauté conventionnelle, elle est pourtant attirante - c'est, comme le reste, dit un peu trop clairement dans le film.
Donc : célibat n'est pas synonyme d'abstinence.
D'ailleurs, sa nature est ambigue, ses origines inconnues ; son attirance pour l'élément liquide n'est pas une simple métaphore féministe (le seau et la serpillière de l'émancipation). Dans une autre société, elle pourrait être une prêtresse, l'intermédiaire entre les dieux et les hommes. Les possédés par le vaudou ne se disent-ils pas chevauchés par les dieux ?
Comme l'a dit Del Toro (citant Bruce Lee), et c'est visible dans presque tous les plans, l'eau (et les plantes qui s'en nourrissent) conquiert tout. A la longue, elle vient à bout de toutes les matières - elle oxyde la voiture chérie, elle traverse les murs, ronge les carrelages, recouvre de végétation les bâtiments (les plantes sur la façade de l'agence de publicité d'où le peintre a été banni). La guerre en bataillons rangés n'est pas la seule stratégie, les années 50 voient émerger les guérillas et les luttes non violentes (cf la lutte pour les droits civiques brièvement évoquée). Le mâle dominant est victime de son mépris envers le reste du monde : d'abord il ne l'a pas vu, puis il l'a sous-estimé.
La solution donnée ici a ses limites, elle relève du genre : on est dans le monde de la petite sirène (ou de Splash) et pas de la guerilla du tiers-monde (quasiment évoquée dans le contexte du film), et le problème de l'eau, contrairement aux autres très nombreuses thématiques (alors que celle-ci est centrale), n'est pas abordé sous ses formes récentes. Car même là, plus de fuite possible - la chimie industrielle, le nucléaire, les déchets toxiques de toute nature (cf déjà à l'époque les barils de produits toxiques inutilisés déversés sur les côtes européennes après la seconde guerre mondiale) occupent le terrain. L'éloge de la fuite n'est plus d'actualité.
invisible man, mute woman
Les rôles restent convenus : l'antagoniste est du côté de la répression et de l'entropie. Il va se conformer au modèle du méchant affublé d'un handicap comme stigmate de son humanité aliénée, de son cheminement sur la voie du technique et du mort. L'amputation et la prothèse deviennent le symbole de son inféodation au machinal, dur, métallique.
Contrairement bien sûr au cas de l'héroine muette, donc le handicap est propice à l'écoute, l'empathie, l'expression corporelle, et peut-être plus...
C'est un point important : la "tare" est un atout. Le silence isole, mais il opère aussi une sélection. Et il est carrément ici un signe de monstruosité...
Mais la muette orpheline (ouais, snif) incarne aussi la condition d'infériorité partagée par tous les opprimés : ils doivent juste se taire et écouter le discours suffisant du maître (bon, ils ont droit à un "yessiree!").
D'un côté, la séparation se situe au niveau symbolique, sur le plan direct de l'expression langagière, et elle est extérieure, subie.
De l'autre, elle est coupure concrète, car certes l'amputation des doigts est une castration symbolique, mais elle ne constitue qu'une étape dans le processus d' "extraction", de séparation et de recouvrement du monde par une humanité hors sol, rationalité abstraite, coupée de la source de vie, et ainsi coupée tout autant des "nutriments" que de ses émotions, de sa "nature" (etc.).
le rasoir d'occam
On est à l'époque où Eisenhower met en garde contre le pouvoir grandissant du "complexe militaro-industriel", l'époque où la chimie militaire se déverse dans les champs pour impulser les politiques productivistes (les nitrates des bombes, qui désormais entrent dans le sol sous forme d'engrais). L'époque de la découverte de la double hélice d'ADN.
La forme de l'eau est le premier prequel d'Alien.
Et malgré toute la bonne volonté de ce dernier, on n'est sûrement pas chez James Cameron.
La science analytique tranche dans le vif (la société s'appelle Occam), elle s'introduit par la violence, que ce soit sous forme de scalpel ou comme bâton électrifié (hé les filles, matez mon gros gourdin d'où perlent quelques gouttes de sang). A l'opposé d'Alien, le viol est le fait des hommes et des machines. La forme de vie étrangère opère cependant elle aussi une pénétration, en tant qu'infection ; comme l'eau, elle ne s'introduit pas violemment (encore que ça dépende du débit - et du coup de dent) mais s'infiltre insidieusement jusqu'à faire éclater le "dur comme roc" de l'intérieur.
La contamination n'est pas bonne ou mauvaise en soi : la transformation peut-être soin et évolution, ou maladie et pourriture.
On échappe aux cadres chrétiens. Pas de rédemption. Le dieu antique soigne, mais ne pardonne pas.
J'ai entendu Alexandre Desplat à la radio, et il avait l'air satisfait de lui. Ce n'est pourtant pas une musique relevant du sous-Amélie Poulain qui va restaurer ma capacité d'émerveillement. On est dans un conte, les gars, UN CONTE ! J'ai dit UUUUN COOOONTE ! Résultat, le seul passage qui m'a touché, c'est celui des gouttes. Ce plan résume tout le propos du film, et en plus n'arrive pas comme une mouche sur le gâteau, s'inscrivant dans la répétition quotidienne, et venant vraiment transcender la banalité. Il aura fallu le parcours de tout le film pour nous amener là, regarder ce que l'on a déjà tous observé ; même pas voir quelque chose de nouveau - peut-être le voir un peu différemment, et surtout le ressentir différemment. C'est le genre de plan qui justifie un film. De la poésie les gars !
(et à ceux qui considèrent que c'est pompé sur le dernier Jeunet, je l'ai vu récemment, et je l'avais déjà oublié - donc ce que j'ai écrit ici avant de l'apprendre vaut parfaitement, dans le Jeunet ça n'a aucun impact, donc c'est loupé)
(concernant le personnage principal, on nous montre dès le départ l'emplacement de ses "futures" branchies : muette, découverte bébé au bord d'une rivière, attirée par les fluides, capable avec un peu d'aide de respirer sous l'eau : cette disposition pour les amours interspécistes qui reproduit certains contes et mythes, résulte peut-être du simple fait qu'elle-même est déjà issue d'un croisement "contre-nature"...)
Et si vous aimez tant que ça les bestioles visqueuses qui donnent des leçons de vie, lisez donc la Créature du Marais ; ça commence avec Alan Moore mais ça continue avec Jamie Delano. Ca vous fera une autre version du grand retour des eighties.
Essayez donc l'épisode 35-36 , "the nuke-face papers".