On en oublierait presque, avec les grandes œuvres de Penn, que le cinéaste s’est aussi frotté à ses contemporains : ce fut évidemment le cas avec son plus beau film, La poursuite impitoyable, satire féroce qui se prolonge un peu ici, dix ans plus tard, dans une société fortement modifiée. La fugue nous plonge dans le milieu qu’a reconstitué PT Anderson dans Inherent Vice : le LA des 70’s, avec tout le folklore qu’il suppose, de la libération sexuelle de la jeunesse au vieilles cougar siliconées.


Le film suit l’enquête classique d’un privé sur les traces d’une fugueuse, occasion donnée d’explorer les plateaux de tournages et le milieu des cascadeurs. Gene Hackman, comme toujours impeccable, procède à une double investigation : sur cette jeune adolescente et sur sa propre vie, miroir désabusé de cette fougue, temps des décisions et des prises de conscience puisqu’il s’agit de déterminer où en est son couple.


Pragmatique, doué de raison, son personnage (qui, dans l’intro, refuse d’aller voir Ma nuit chez Maud de Rohmer en fustigeant ce cinéma ennuyeux) va faire l’expérience d’une enclave particulièrement déconcertante : ayant retrouvé la fugueuse Melanie Griffith en Lolita solaire, il vit un moment dans son monde, havre étrange, éden décadent, permissif et mortifère, où se mêlent éros et thanatos. Tout semble se déliter, et le retour à la normale pourrait presque en être frustrant. Mais le thriller va reprendre ses droits, notamment par une belle mise en abyme du regard : l’enquête se poursuit grâce à des écrans, que ce soit les rushes ou la coque vitrée du bateau, donnant accès à un monde immergé et effrayant où les poissons se nourrissent des yeux des noyés…


Cette saturation de la mort dans un monde prétendument libertaire est la marque du regard noir de Penn : qu’on soit Bonnie & Clyde ou Billy the Kid dans Le Gaucher, toutes les figures sont des morts en sursis.


La complexification du récit sur sa fin n’en fait pas seulement un bon polar : c’est davantage dans les retours sur soi que la dynamique narrative intéresse : le privé qui revient au bercail, et la façon dont il digère ce qui s’est passé dans cette parenthèse où les moments de vérités n’étaient finalement que des mensonges. Car le bilan se fait aussi du côté du protagoniste : si le final, sorte de relecture de la scène culte de La mort aux trousses en version balnéaire (citation déjà présente dans la statue précolombienne remplie d'un trésor caché), nous apporte son lot de résolutions et son bain de sang, l’essentiel est ailleurs.
Dans un aveu : I didn’t solve anything, et dans le mouvement circulaire d’un bateau, métaphore amère d’un monde qui prolonge indéfiniment son agonie.


http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Arthur_Penn/1298312

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Policier, Cinéma, Vus en 2016, Cycle Arthur Penn et Les meilleurs films avec Gene Hackman

Créée

le 25 avr. 2016

Critique lue 1.2K fois

26 j'aime

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

26

D'autres avis sur La Fugue

La Fugue
Docteur_Jivago
9

L'errance d'une âme tourmentée

Alors qu'il s'était éloigné des plateaux de cinéma pour se consacrer aux planches de théâtre durant quelques années, Arthur Penn revient en 1975 avec Night Moves, où il met en scène un détective...

le 8 déc. 2016

19 j'aime

La Fugue
VilCoyote
7

Fugue en ré mineure

Le titre original de cette fugue est "Night Moves", et c'est vrai que les lignes du film bougent surtout sous la lune chaude de Floride et de Californie. Quand on a des choses à se reprocher, la nuit...

le 11 févr. 2013

19 j'aime

La Fugue
oso
7

Introspection en eaux troubles

Marqué par le désespoir typique des 70's, sous ses airs de polar peu nerveux, Night moves cache un portrait d'homme construit avec minutie. A cette occasion, Arthur Penn déverse sur bobine une belle...

Par

le 3 sept. 2014

14 j'aime

6

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

716 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53