De l'importance du LSD dans le cinéma soviétique

Le cinéma de Sergueï Eisenstein ne m'aura jamais paru autant proche de celui de Mikhaïl Kalatozov que dans La Ligne générale. Dans la logique de l'œuvre de propagande, dans le registre de l'esthétisme aux effets ravageurs (ou tapageurs, selon le point de vue, l'adhésion, la sensibilité), dans la mécanique du montage vibrionnant, l'histoire soviétique des kolkhozes n'aura jamais autant fait penser à celle des géologues au fond de la taïga sibérienne telle que la décrivait La Lettre inachevée exactement 30 ans plus tard. La comparaison est sans doute un peu abusive, l'expérience immersive proposée par ce dernier dans les sphères stakhanovistes étant à mes yeux probablement inégalable, mais il y a tout de même suffisamment de points de concours entre les deux œuvres pour la relever.


L'enjeu du film apparaît rapidement, en termes très simples : il s'agit de dépeindre (tout en le promouvant, cela va de soi dans ce contexte) le mouvement de collectivisation des terres agricoles, impulsé dès la fin des années 1910, qui visait à mettre en commun outils, bétail, et parcelles. On peut remarquer qu'au-delà du point de vue positif qu'il adopte évidemment, La Ligne générale se permet quelques écarts comiques et critiques par rapport à la ligne officielle du parti : on est en 1929, et la dureté du régime ne se manifeste pas encore pleinement (on peut rappeler, par exemple, qu'à partir de la fin des années 1920 les paysans qui refusaient de s'investir dans les kolkhozes se sont vus systématiquement confisquer leurs récoltes, entraînant les grandes famines que l'on connaît). Ces écarts manifestes constituent une forme de liberté, tout de même, dans le cadre de la commande dictée par la propagande, particulièrement notable.


Et de cette liberté, Eisenstein en usera à certains moments de manière vraiment spectaculaire. Tandis que la première partie s'attachait à décrire le monde paysan de manière relativement calme, dans toutes ses difficultés, dans tout ce qu'il compte de tâches quotidiennes et de personnages édentés, la seconde partie vire soudainement au trip sous LSD (plutôt que sous cocaïne, pourtant suggérée par le titre du film), après une séquence raillant la bureaucratie de manière frontale. À partir du moment où Marfa, une vieille paysanne à bout de forces, parvient à rassembler d'autres paysans contre les koulaks et à créer le premier kolkhoze, La Ligne générale prend un tournant proprement hallucinant, vertigineux, avec pour élément déclencheur un torrent de lait crémeux à souhait giclant dans tous les sens depuis l'écrémeuse récemment acquise, démontrant sa puissance et sa fertilité avec vigueur.


À partir de ce moment-là, plus rien ne semble pouvoir arrêter le film dans son virage obsessionnel et dans son incroyable lancée. Il quitte le chemin dans lequel il s'était engagé, fait de symboles relativement modérés (si l'on excepte la religion et sa procession attendant un miracle — comme un drogué son opium —, en vain, dont le portrait en exacerbe l'obscurantisme), pour rejoindre celui des métaphores dévastatrices. Le taureau Foma prolonge l'image hautement suggestive du lait, dans la veine de de la fécondité et de la reproduction (pour ne pas dire de l'orgasme), avec les vaches des alentours. Les gallinacées et les ovins semblent partager cet état extatique, tandis que les tracteurs finissent eux aussi par s'emballer dans un impressionnant maelström de labours circulaires (à une époque où l'on pensait encore que le travail du sol était l'unique façon de le fertiliser).


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Morrinson
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le 16 janv. 2018

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Morrinson

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