C'est ce qu'on appelle un chef-d’œuvre, simplement, et c'est évident pour celles et ceux qui l'auront vu (et qui ne s'en sont jamais remis, comme Ari Aster par exemple). Et puisque s'en est un, de chef-d’œuvre, ce sera celui de Peter Greenaway. Baroque et imposant, fastueux jusqu'à la lie. Cette Grande bouffe anglaise, aussi scandaleuse que celle de Marco Ferreri en son temps, entend dénoncer une société de consommation bouffie par l’apparat et la vanité, l’argent et la violence. Pour ce faire, Greenaway n’hésite pas à aller le plus loin possible dans l’obscénité, ouvrant son film par une scène cruelle où l’excrément et l’urine font office de basse onction, puis le terminant par une séquence incroyable où l'un des tabous ultimes de nos sociétés modernes (le cannibalisme) sert à la condamnation de ce qui cristallise le mieux les injures de notre époque : le voleur, incarné par un Michael Gambon déchaîné, tonitruant en diable et trouvant là le rôle de sa vie, très loin des gentillesses d'un Dumbledore.
La démesure, non, l'outrance du film n’occulte en rien ses innombrables richesses narratives et stylistiques, procurant un incessant plaisir des yeux et pour l’esprit. Greenaway fait appel à tout un langage primitif et physiologique (ici on vocifère, on s'empiffre, on rote, on chie, on copule, on saigne...) pour illustrer sa farce grandiloquente mariant théâtre de boulevard et théâtre jacobéen, et où l’amour originel (Georgina et Michael, nouveaux Adam et Ève) est anéanti par la colère et par la haine. La vengeance de Georgina tournera, elle, à la métaphore anthropophage, organisant son châtiment, à l'image du film, en un pur théâtre de la cruauté : le final, effarant, voit ainsi le voleur/mari forcé de manger le corps fumant de son rival, mitonné avec soin par le cuisinier (Richard Bohringer, impeccable avec son accent anglais abracadabrantesque).
L’audace de la scène, accentuée par son élégante composition scénique, frappe durablement la raison et prolonge en beauté une œuvre artistique foisonnante où l’érudition et la verve de Greenaway éblouissent à nouveau après Le ventre de l’architecte et Drowning by numbers (et plus tard encore avec The baby of Mâcon et The pillow book). À l'instar de chacun de ses films, et en particulier Prospero's books et The baby of Mâcon, l’esthétique ordonnée et flamboyante de ses tableaux vivants redessine, restructure une réalité pour mieux en exposer ses désordres et les travers.
Ses incroyables travellings latéraux, traversant des décors somptueux aux couleurs changeantes (magnifique travail sur les lumières du grand Sacha Vierny) au son des orchestrations obsessionnelles de Michael Nyman, sont comme des traits de pinceaux solennels saisissant la comédie (in)humaine qui se joue devant nous, et les références picturales du film (essentiellement aux peintres baroques flamands) sont d'ailleurs pléthoriques, tels Rubens, Van Dyck et surtout Hals dont le Banquet des officiers de Saint-Georges trône dans la salle du restaurant (Greenaway n’a également jamais caché son admiration pour Vermeer, dans ZOO, et pour Rembrandt dans La ronde de nuit). Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant emprunte autant à la peinture, à la littérature et au théâtre pour condamner la sauvagerie d’un monde aliéné, le nôtre, qui détruit beauté et innocence, et faisant du tout un extraordinaire patchwork d’abondance où l’abjection ne s’est jamais aussi bien assortie à l’élégance, et l'art à la pourriture.
Article sur SEUIL CRITIQUE(S)