Tout cela est éminemment connu et bien entré dans le crâne de l’Histoire : pour son passage derrière la caméra, John Huston a fait une entrée fracassante dans le monde assoupi de la fiction policière en y déposant un prototype du plus beau noir, une œuvre-mère instaurant les premiers canons de toute une mythologie. L’année où son proche ami Orson Welles inaugure lui aussi sa carrière de cinéaste (avec une petite chose de rien du tout intitulée Citizen Kane), il bouscule en aventurier les professionnels chevronnés du film d’action gagné par la routine, tout comme Dashiell Hammett avait malmené en détective les fonctionnaires du roman criminel. Aux étourdis qui l’auraient oublié, on rappellera que Huston, ce paria excentrique qui cultivait une attitude de brillant mais désinvolte amateur, cet enthousiaste permanent aux multiples casquettes de boxeur, de journaliste, de peintre, de nouvelliste, de dramaturge, de cavalier, de joueur, de toréador, de chroniqueur judiciaire et de scénariste, fut le maître le plus glorieux de l’adaptation à haut risque. Lui seul peut se targuer d’avoir triomphé des entreprises périlleuses visant à convertir en images la prose née des plumes d’Herman Melville, Rudyard Kipling, Malcolm Lowry ou James Joyce. Lorsqu’il s’empare de celle qui, en plein empire fitzgeraldien, avait jeté la littérature à la rue en renouvelant de fond en comble sa langue, sa narration, ses personnages et ses milieux, tous les réalisateurs tough (Ford, Hawks, Vidor, Walsh…) ont leur réputation déjà bien installée. D’un coup, Huston devient un créateur de premier rang et prend place dans le rude cercle de famille, comme le dernier des grands he-men. Ne rien omettre à l’écran de la richesse et de la complexité du livre, de son rythme, de son ton, de sa couleur, visualiser à l’aide de comédiens et de décors ce que l’écrivain, avec sa précision maniaque des apparences, avait décomposé noir sur blanc, voilà précisément le rôle dévolu à la mise en scène. La leçon commence ici.


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Le Faucon Maltais — le film — est donc le modèle, l’opus one, la matrice du "detective movie". Et le détective ultime, c’est Sam Spade, privé aux méthodes clandestines, méfiant envers une loi qu’il sait sœur de corruption. Cynique et lucide, obstiné et intelligent jusqu’au machiavélisme, il est le produit sans retouche d’une société dépouillée de tout glamour. C’est un blasé actif que rien de ce qui est humain n’indiffère, même s’il sait que la nature humaine est faible. Il ne sort de son bureau minable que pour arpenter des quais, des terminus de Greyhound et des impasses bâtardes. Son quotidien consiste à se tirer sans trop de casse d’un mauvais pas pour un autre. Il reste en marge de la justice, vit des tares d’autrui et ne se prend pas pour un redresseur de torts. Il pleure à peine la mort de son partenaire, dont il fait assez vite remplacer le nom sur sa porte, et se conduit sans respect superflu avec sa veuve. Pourtant, une éthique supérieure le force à le venger et l’empêche au dernier moment de partir avec celle qu’il aime. Il la livrera à la police par respect du code inflexible l’obligeant à s’acquitter de sa dette envers l’homme qui a été tué à sa place. Ces qualités se doublent d’un humour légèrement sadique, d’une ingéniosité jamais surprise, d’un appétit de lutte sans cesse aiguisé. Il s’amuse des mensonges de la suspecte "Mme Le Blanc", des stratagèmes infantiles de Cairo, de la haine figée du tueur Wilmer. Il sait feindre soudain une violente colère lors d’une conversation avec le dangereux Gutman puis, sorti de la pièce dans le couloir moquetté de l’hôtel, en rire silencieusement tout en fixant sa main qui tremble à peine, malgré lui. Ruse féline, décharge sans relâchement qui pointe à crête de crispation, nonchalance coordonnant en souplesse des gestes heurtés, silhouette tendue vers la démarche à accomplir, de la voussure à l’encolure : ce sont ces traits, physiquement accentués par sa carrure frêle et son front plissé, qui feront la légende de Bogey. Ils nourrissent la tonalité feutrée de ce qu’on a appelé son romantisme, l’efficacité d’un jeu qui touche à la science du comportement, la pérennité d’une figure de private eye solitaire, traversée d’éclairs sardoniques et frappée de fatalisme.


Le Faucon maltais — l’objet — est quant à lui un fabuleux oiseau d’or serti de pierres précieuses, une effigie de puissance offerte par le roi d’Espagne aux chevaliers de l’ordre de Malte, un trésor que se disputent des gredins cosmopolites. Il y a Brigid O’Shaughnessy, menteuse pathologique débitant d’une voix monocorde sa litanie de faux-fuyants et cachant sa nervosité par des réflexes de mise en ordre qui trahissent son hystérie. Il y a Joel Cairo, levantin efféminé aux boucles brunes, aux paupières et à la narine palpitantes, qui déploie des mouchoirs parfumés, sort à contretemps des pistolets-bijoux et pleurniche tout bas en invitant la correction qui ne tarde guère. Il y a Wilmer Cook, chérubin meurtrier, avorton sinistre, le visage dissimulé sous un galure immense et nageant dans des manteaux trop larges d’où il tire des revolvers de taille impraticable. Tous dépendent ou feignent de dépendre de Kasper Gutman, un épicurien pétri de perfidie, au corps d’obèse et au visage de poussah, possédant l’étrange don de sourire avec les coins de la bouche retroussés vers le bas. Son frac, ses guêtres, sa chaîne de montre, sa boutonnière fleurie, sa courtoisie frisant l’obséquiosité, son impressionnante stature qu’il meut avec des agilités de reptile létal cachent un homme implacable, placide, dévoré par l’ambition. Il voue un culte au Faucon et communique sa fièvre à qui l’écoute dix minutes en raconter l’histoire. Spade et lui forment les deux pôles de l’action. Leur rencontre marque le moment crucial où se cristallise le jeu mortel. Dès que Gutman introduit Sam dans son monde sophistiqué et démentiel, tout en le reconnaissant comme son égal, le cadre de l’intrigue recule et le mélodrame naît. Le rire caverneux de Sidney Greenstreet, ses râles asthmatiques et son port impérieux fixent l’image essentielle de l’irremplaçable ennemi. Il est prêt, quoi qu’il en coûte, à lâcher l’un de ses "fils", Wilmer, pour un autre plus digne de partager son aventure. Il est une sorte de Jehovah demandant à être défié, jaugeant lequel des siens, plus loup que lui, méritera son nom.


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Tout au long de la chasse aux ombres, le héros apparaît comme l’éternel coincé. Coincé entre flics lourdauds et menaçants et gangsters durs en affaires et mous en scrupule ; coincé entre des femmes subjuguées, la secrétaire-compagne, l’épouse de l’associé, et une aventurière-vamp pleine de duplicité, névrosée et ravageuse, engoncée et chapeautée à la mode victorienne, qui pour mieux se multiplier à son tour use de trois identités ; coincé dans un complexe socio-géographique où s’enchaînent et résonnent chambres d’hôtel, téléphones, ruelles abandonnées, sonnettes d’appartement, bureau du District Attorney ; coincé surtout dans une enquête labyrinthique qui progresse à l’aveuglette dans un noir d’asphalte. Les cadavres s’empilent en coulisses (Archer, Thurbsy) ou viennent, lardés de plomb, expirer à la dernière seconde, comme le capitaine Jacoby, interprété (détail significatif) par le père du réalisateur, qui en remettant à Spade le Faucon légendaire lui passe les pouvoirs et peut-être la connaissance. Les actes de violence sont mesurés, raffinés à leur pointe extrême de condensation et d’efficience. Même densité pour les quelques baisers chargés de résumer tout le climat de sensualité adulte : par le premier Sam fait la conquête de Brigid, par le second elle échoue dans sa re-conquête. Ces manifestations faussement jansénistes révèlent qu’entre les personnages se nouent des rapports très précis. Les effets, économes, incisifs, ont la sécheresse d’uppercuts qui ne pardonnent pas (la mort d’Archer fait surgir l’arme du crime en un plan explosivement simple). En comparaison, le dialogue semble jouir de toute la mansuétude de Huston. Le Faucon Maltais est un Scarface où les sulfateuses se taisent et où l’on se mitraille de mots. Et toutes ces répliques qui se donnent pour explicatives, éclaircissantes, révélatrices, ne font en réalité qu’épaissir le mystère, compliquer les malentendus, entortiller l’intrigue et l’adversaire. Leur abondance impose un rythme d’élocution qui dicte le tempo et commande la concision du long-métrage, cet à bout de souffle de la pensée, ce vertige d’entourloupes en chaîne, de marchandages arides, d’affrontements corrupteurs.


Tant de choses exprimées dans un premier film attestent la puissance de ce qui fait déjà le style hustonien. N’expliquant rien, ne semblant prendre aucun parti, le cinéaste use d’une profondeur de champ systématique, contre-plonge sur la bedaine de Greenstreet ou fait choir Peter Lorre comme un linge mouillé. Traquant l’essentiel, la caméra néglige les digressions suaves et les jolis tableaux. Au cadrage recherché elle préfère le cadre qui, n’ayant pas d’âge, ne se démode pas. Elle souligne par la chiquenaude d’un travelling avant l’importance d’un appel téléphonique, accueille un personnage d’un pas de côté panoramiqué, en raccompagne un autre du même mouvement. Elle joue de la voix-off avec une géniale prescience de la tragédie et, avare en champs-contrechamps, favorise, plutôt qu’un compartimentage arbitraire, des jeux d’attroupement, permutations et regroupements infiniment plus sociables, plus riches d’enseignements et de vertus dramatiques. Les acteurs font vivre avec une expressivité subtilement graduée toute cette mémorable faune humaine, ce complexe mouvant d’échanges sans quoi la mise en scène ne serait rien. Le coup de théâtre final, qui voit la rapacité des protagonistes trouver son contrepoint moral dans l’ironie du constat de futilité, offre une première déclinaison de cette thématique si chère à l’auteur selon laquelle la vanité du succès s’estompe dans la passion de l’effort. Car l’échec ne décourage pas Gutman, qui s’éloigne flanqué de Cairo, prêt à reprendre sa croisière vénale. Ils sortent indemnes de l’opération tandis que Brigid et Wilmer en paient seuls les frais. Anticliché de taille : Spade déchiré mais intraitable regarde descendre vers son destin la jeune femme, déjà emprisonnée fort graphiquement par la cage d’ascenseur. Que des centaines d’imitations, des colonnes d’émules, des lustres de plagiat aient dévoyé en formule l’inspiration d’un tel coup de maître, qu’ils aient précipité son exploitation en décadence, en aient perverti le goût et rendu nécessaire son ostentation, tout cela ne lui ôtera jamais rien. Seules les rétines dépravées ne sauraient voir Le Faucon Maltais pour ce qu’il est : un joyau de poésie poisseuse, de baroque contenu et d’amertume désenchantée. Et lui, ce n’est pas du toc.


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Thaddeus
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le 6 déc. 2020

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