Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De son enfance malheureuse, il imaginera L'Enfance Nue, évocation de la souffrance d'un gamin difficile placé dans les familles d'accueil de l'Assistance publique. De sa rupture avec sa maîtresse Colette, il tirera Nous ne Vieillirons pas Ensemble, avec Jean Yanne dans son propre rôle. La Gueule Ouverte évoque la mort de sa mère, et À nos Amours est inspiré de son expérience avec la famille de Claude Langmann, plus tard rebaptisé Claude Berri. C’est dire le degré d’implication personnelle dont témoignent ses films, jeux d’osselets qu’il confectionne avec son propre squelette. Suzanne, l’héroïne de son sixième long-métrage, a quinze ans, et l’actrice qui lui donne vie est Sandrine Bonnaire. Extraordinaire de spontanéité, de présence corporelle, de lumière et de détresse mêlées, elle intègre le cinéma français avec fracas, par la grande porte. Cette adolescente déboule dans l’existence en affichant une moue encore pleine d'enfance. Minijupe et cheveux fous. Figure de proue à l'avant d'un bateau qui fend les vagues, lors de vacances à Hyères. Le vent fait palpiter sa robe blanche et le chant de Klaus Nomi semble nous guider, tel un joueur de flûte de pan, vers un monde de gaieté. Le plan inaugural de Suzanne, égérie en tunique de plage à la grecque, aux mains posées sur les tubulures d'une rambarde, est l'un de ceux que le réalisateur a composé comme un tableau. Elle est propulsée en point de mire de la perspective, seule au milieu de l'image ensoleillée. Avec des copains du collège, elle répète On ne badine pas avec l'amour de Musset. Cette scène d’ouverture symbolise la manière dont la relation père-fille de la fiction se double d'un rapport metteur en scène-actrice : le peintre montre comment il a procédé à l'initiation de son modèle. Pialat a toujours eu l'amour des jeunes filles en fleurs. Il a aussi toujours été convaincu que la vie est une chierie éclairée de quelques rares moments d'illusion de bonheur.
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Suzanne appartient à une famille de fourreurs du Sentier. Cette famille est d'origine ashkénaze, détail que le cinéaste a la pudeur de ne pas mentionner. En la présentant sous un jour peu glorieux, Pialat fait un sort à l'image d'Épinal de la mamma juive possessive mais aimante : sa formidable interprète, Évelyne Ker, témoigne jusqu'à la nausée du goût de la crise et de l'esclandre. Elle fait de sa vie et de celle de sa fille un enfer. Or Pialat excelle à saisir les climats de discorde. Ici tout le monde est à couteaux tirés. Quand le paternel a débarrassé le plancher pour vivre plus intelligemment ailleurs, c'est le frère aîné, Robert, qui tente de remettre sa sœur sur le droit chemin en lui envoyant des beignes chaque fois qu'elle prend un air faraud ou qu'elle s'est empoignée avec leur mère. L’objectif de la caméra observe tout ce remue-ménage avec une âpreté radicale, en repérant chaque signe de délire, chaque geste forcené. Pialat et les bonnes manières, ça fait deux. Au nu esthétisant de l’académisme dont il n’a que faire, il oppose une mise à nu qui se rapproche de la leçon d’anatomie. Sa sensibilité ne peut se satisfaire que d’un dépiautage à vif des corps, révélés dans leur être comme les deux souliers célèbres de Van Gogh. Sa mise en scène s’exerce exclusivement, par réduction et restriction, à la réussite de plans raréfiés qui sont autant de moments purs. Aucun effet secondaire et gratuit ne vient détourner l’attention ou diluer l’énergie des chocs. Ne donnant jamais l’impression d’en faire trop ou pas assez, le cinéaste trouve une mesure parfaitement appropriée, comme l’artisan qu’il interprète et qui sait couper juste et faire tomber droit. Cette exactitude fonctionnelle est fondée sur un agencement imperceptible : une façon de cadrer à point, d’éclairer le personnage qui écoute, de diriger les regards. Tout cela préserve des intensités maximales, si bien que le réel saute très intensément à la tête du spectateur, comme à celle d’un nouveau-né criard, égaré et sans repère.
Ni ange exterminateur ni force dissolvante comme la Nana de Zola, Suzanne ne fait qu’affirmer avec rigueur et détermination son quant-à-soi et sa fière solitude. Elle est là mais "avec personne" selon son expression, refusant de choisir son camp, d’entrer dans l’archaïque jeu pronominal des alliances : elle ne dit pas "nous" ou "on" (à la différence du frère qui fait corps avec la mère), mais uniquement "je". Hors circuit, jamais branchée sur la démence des familles et des amours orageuses, elle est déliée de ce contexte par son instinct subjuguant, comme si tout lui était possible et permis devant la caméra pour elle seule, comme si l’absolu du cinéma était l’unique échappée loin des mauvais rêves. Suzanne aime un joli garçon qui le lui rend bien. Mais pour des raisons qu'elle s'explique mal, elle se refuse à lui. Elle cherche en revanche, avec des mecs qu'elle connaît peu et pour lesquels elle n’éprouve pas l'ombre d'un sentiment, des instants de plaisir charnel intense. Candidement, elle confie à l'un de ses amants d’un soir que l'adoration qu’elle éprouve pour son père est si violente qu’elle ne laisse place à aucune autre passion. Pialat ne se pique pas de connaissances psychanalytiques. Il ne croit guère aux explications sommaires que les gens donnent de leur propre comportement. Il ne rabote pas non plus la réalité pour en tirer des lois générales. Il sait seulement que l'amour est la grande histoire de chacun et que nul n'est armé pour la vivre. Chacun des personnages qui s'arrachent de la funèbre cellule familiale retombe dans une geôle tout aussi sinistre, celle du couple où l'on s'entredéchire. L’auteur place d'emblée cette vie rythmée de scènes de ménage sous le signe du théâtre ("C'est mieux qu'au Théâtre de Poche", commente Robert lors de l'une des séquences où mère et fille se crêpent le chignon). Pour lui, les sentiments sont liés à la vitalité, l'amour est physique. Mais ici, c'est la boulimie de Suzanne à satisfaire un insatiable appétit sexuel qui la perd. Volage selon son frère, elle enchaîne les expériences mortes-nées sans arriver à s'attacher, se conduit en collectionneuse, comme dirait Rohmer. Elle aime "ça" mais pleure de se trouver le cœur sec. Elle éprouve, sans phrase, le sentiment tragique de l'existence.
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À nos amours : le titre est bien dans le ton d’un cinéaste qui, pour tenir son désespoir à distance, traite le malheur en anecdote de comptoir. Le constat cruel que la vie n’est pas une partie de plaisir se traduit par des formules populaires empreintes de sarcasme : tu espères échapper à un destin morose mais passe ton bac d’abord ; après avoir pensé découvrir l’amour, conviens avec ta compagne que vous ne vieillirez pas ensemble, et finalement prépare-toi à crever la gueule ouverte. Personne ne sort indemne de ce ratage, chacun reste otage des incompréhensions. Cinéaste de l’implosion, Pagnol des banlieues grises qui aurait mis du vinaigre dans son pastis, Pialat filme au noir, sans fleurs ni couronnes. À peine esquisse-t-il une issue : la fuite. Fuir la famille à l’immobilisme délétère, fuir l’école qui ne propose rien que des destins tous tracés, fuir le mariage parce qu’on s’y retrouve avec de la vaisselle plein l’avenir et un mari phallocrate. Marcher dans le vide, vers le déracinement, refuser les normes. "Y’a un jour où on en a assez", dit le père. Le film se clôt par un plan où il s'enfonce dans l'obscurité d'un tunnel tandis que sa fille s'envole vers San Diego et le néant. Suzanne cheminait au début le long d'une autoroute, à contresens du trafic des voitures. Symbole de sa détermination à tourner le dos aux routes balisées. Le père indigne fout le camp, la fille indigne se conduit à contre-courant. Pialat marche à l'envers et ses héros se mettent le monde à dos. Lors de la scène inouïe où le père fait sa réapparition au beau milieu d’un repas familial, après avoir disparu plus d’un an, c’est de toute évidence Pialat, l’homme, l’artiste, qui assène à chacun quelques vérités de son cru, oblige à prêter l’oreille à des propos désobligeants mais vrais jusqu’à l’insupportable, puis se retire en laissant derrière lui des traînées d'embarras. C’est lui qui fustige les goûts du moment, ceux qui sont prêts à tout pour arriver, ces tiroirs-caisses soumis au pouvoir de l'argent. Le voici dans son rôle préféré d’incendiaire, poussant à bout, marchant au ressentiment et à l’huile sur le feu. Il aime que ça morde dans tous les sens, mais ceux qui lui tiennent tête l’intéressent également. Ainsi de Suzanne, qui traverse ces espaces de violence sans s’y commettre vraiment. Elle ne marche pas dans la combine et fait front sèchement. Il n'y a que chez elle qu’il discerne un désir de lutter contre les tristes, les hypocrites, les marchands, les dandys, le frère, la mère, les pièces rapportées, tous résignés et fatalistes, tous accusés d'être un frein à l'épanouissement. Il l'apostrophe : "N'est-ce-pas, mademoiselle Suzanne ? T'es comme eux ?"
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Les échanges entre Suzanne et son père, unis par une forte complicité et comme soumis à un pacte tacite en murmures et demi-teintes, offrent d’extraordinaires minutes de vérité. La jeune fille ne sait trop quoi répondre aux remarques incisives de celui qu’elle chérit et admire plus que n’importe quel homme, mais elles lui donnent à réfléchir, lui apportent un nouveau souffle. Séquence magnifique, pleine de grâce, et improvisée dit-on : le père et la fille se confessent leur vie sentimentale. Après lui avoir demandé si elle ne trouvait pas bizarre que les parents et les enfants n’osent jamais parler de "ça", question doublée d'un non-dit, hantée par le geste interdit, il lui demande où est passée la fossette qu’elle portait depuis sa plus tendre enfance. Suzanne rétorque qu’elle en en avait marre, et donc qu’elle s’est barrée elle aussi. L'inceste rôde entre le père et sa fille troublés l'un par l'autre (surprise au lit avec une amie, Suzanne lance à son père que celle-ci le trouve mignon), dans le huis clos familial où l’héroïne s'asphyxie. Car Suzanne vit chez elle sous haute surveillance. Son intimité est régulièrement violée : sa mère fouille ses affaires, lit ses lettres, lui reproche de dormir sans chemise de nuit. Son puritanisme se teinte de jalousie. Elle n'admet pas que le corps de Suzanne soit devenu plus désirable que le sien. Toute son obsession la porte vers les idées noires et l’interdiction universelle. En proie à sa dépression mortifère, elle se tue au travail en fumant des gitanes et va nettoyer la tombe de son grand-père pour se distraire, accompagnée dans son pathos par le grand frère qui jure de protéger sa "môman". Lorsqu’elle réveille sa fille, dominant de sa nerveuse stature verticale son corps alangui, cette dernière se redresse, son dos nu envahit les deux tiers de l'écran et refoule l’oppresseuse vers l'arrière-plan. C’est dans le mouvement que Pialat fait surgir le motif d'Ingres nacré par Renoir et renvoie la marâtre en coulisses, pantin électrifié par ses hystéries. Installée au cœur de ce cercle de famille psychopathe, la caméra enregistre tout le mécanisme masochiste et pervers d’un effrayant gâchis.
Insoumise, Suzanne est la seule à n’avoir honte ni de son corps ni du plaisir qu'elle lui offre. Peu lui importe que sa jouissance bouleverse les pudeurs de ses proches, elle ne se culpabilise que du mal qu'elle fait à son premier amour, le seul garçon par lequel elle ne s'est jamais laissée toucher. Tel est en effet le drame du monde dépeint par Pialat : si peu de caresses et autant de pleurs, de cris, de gestes déplacés. Le film présente une sorte d’anthologie de torgnoles en dégradé : la calotte sèche (le père se fait mal au dos de la main), la claque retentissante, la baffe sourde, les beignes à la Bardamu, les grands moulinets et l’ultime gifle impeccablement appliquée. Cette musique sonne très crûment. Les coups font aussi mal que chez Peckinpah. Pour les conjurer on fait l’amour, on "baise" : autre logique du corps-à-corps, non moins meurtrissante. Il faut mettre l’autre en situation d’échec et mat quand on l’est soi-même. Parents et enfants se renvoient l’image réciproque de leur néant, et c’est à ce miroir qu’ils accrochent les lambeaux de leur amour. Les individus s'attirent et se cognent, la convulsion fait des ravages quand elle ne se limite plus à l'agression verbale. Non réconciliés, les personnages ne contrôlent plus leurs affects et se comportent en délinquants domestiques. Et même si nous est toujours souligné le besoin de complémentarité entre les êtres, rien à faire, la violence vient d'en bas, les corps se débattent, s'avachissent, s'effondrent et agonisent. Le doute ronge les esprits et colle les carcasses au sol. Aux prestiges romanesques succède chez Pialat l’observation implacable d’un monde sans arrière-monde qu’aucun "bonheur d’expression" ne viendra sauver de son malheur. À nos Amours est un portrait esquissé à coup de défigurations, où sont cultivés tous les germes du possible. Il est moins fait de "scènes de la vie" que de lambeaux de névroses familiales, d'émotions à l'état brut, et c’est la raison pour laquelle il retourne les sangs. En débusquant l’âme, la souffrance, la psychose de notre société, il rappelle cette vérité terrible : c'est quand il a disparu que l'on a conscience que l’amour existe.
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