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"Ah ! que le temps vienne, Où les cœurs s’éprennent." C'est sur ces vers de Rimbaud que s'ouvre le cinquième volet des Comédies et Proverbes d'Éric Rohmer, le plus beau, sensible et accompli, dont les harmoniques secrètes séduisirent le Festival de Venise au point qu’il remporta la féline récompense suprême. La méthode du cinéaste y trace une épure, atteint une sorte de perfection, gratifiante pour le spectateur mais un peu désespérante pour l’esprit critique. On ne demande plus de jauger l'impalpable des sentiments et leurs failles (par où s'engouffrent discrètement les préoccupations spécifiques de l’artiste), mais de suivre une trajectoire limpide où rien ne se retrouve des triangles pseudo-boulevardiers et des tentations libertines des Contes Moraux. Le procédé d'improvisation croissante, redoublé par le caractère largement familial de l'interprétation, est en même temps plus que jamais dominé par des articulations extérieures qui font que, chaque fois, on se laisse prendre au piège de la "candeur" de Rohmer. D’abord le récit découpé selon les feuillets d'un agenda tout impersonnel, sans voix off pour suggérer un auteur qui le tiendrait. Ensuite l'art avec lequel le réalisateur, qui autrefois parvenait à rendre naturelles d'éprouvantes et passionnantes discussions théologiques (Ma Nuit chez Maud), fait cette fois passer pour très écrits des dialogues quasi spontanés, en tout cas parfaitement en prise sur la réalité quotidienne. Contrairement à ses habitudes, Rohmer a entrepris "par délassement", dit-il, ce "film de vacances" où tout s'est passé oralement, sans l'intermédiaire de l'écrit, avec pour tout viatique une trame générale, les horaires de chemin de fer et des marées, et un équipement 16 mm. On ne peut qu'être frappé par la fraîcheur quasi ethnographique d'un filmage dont la simplicité restitue aux personnes et aux paysages la transparente innocence que leur préserve parfois le cinéma amateur. Les choses et les êtres à l’écran ne donnent jamais l'impression d'être là pour la caméra, mais c'est la caméra, le plus naturellement du monde, qui est là devant eux.


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Le Rayon Vert est d’abord un faisceau laser qui promène sa chirurgie sans anesthésie sur le grand corps de la France au mitan des années 80 — celle de la classe moyenne, peuplée de dactylos, shampooineuses, employées de bureau, chauffeurs de taxi ou ébénistes. Du Nord au Sud, du soleil à la pluie, de Paris à Cherbourg, de La Clusaz à Biarritz, de la montagne à la mer, il fait l’inventaire des laissés-pour-compte du cinéma ambiant qui, entre les affres des bourgeoisies et les vilenies des parias de la crise, avait bêtement oublié que les Français pouvaient être le plus formidable des sujets. Il catalogue avec délice les manières de dire ("au niveau de quelque part"), de s’habiller (la dictature du sportswear acidulé), de manger (la fière côtelette culpabilisée par le tout-végétal), de s’aimer (la popularisation du psychologisme), de désirer (Rambo de plage, seins nus obligatoires et coups de soleil pour tout le monde). Puisque le cinéaste part sans plan de travail contraignant, il lui faut un personnage vacant qui n'arrive pas à se stabiliser quelque part ni dans une relation. Premiers plans : le téléphone sonne, une secrétaire décroche. À ses réponses, on comprend que l’amie avec qui elle devait s’envoler en villégiature a trouvé un Jules et la laisse en rade. Sa petite voix douce ose à peine exprimer sa colère et sa déception ; son phrasé haché et sa façon de parler entre ses dents soulignent sa timidité. Voici donc Delphine, une fragile jeune femme toute d’hésitations, d’atermoiements, d’impulsions manquées. Ses proches cherchent à l'aider, tentent de l’égayer, la couvrent d'attentions. Son amoureux l’a larguée il y a deux ans et elle se raccroche encore en pensée à cette histoire finie. Elle est confrontée à une forme contingente et très contemporaine de solitude, à la suite de ratés dans son fonctionnement affectif et relationnel. Les premiers chapitres du calendrier (fin juin, début juillet) se présentent comme une enquête sociologique : qui s’en va et où, qui reste et pourquoi (les vieux parents retraités vivent devant un mur anonyme garni de rosiers) et aussi pour quoi, ou plutôt pour qui. D'où cette sorte d'axiome : on part en vacances pour rencontrer un mec, et quand on n'est pas très faraude, on s’en va avec une copine, une sœur ou une cousine pour s'entraider dans la chasse amoureuse. C’est la raison pour laquelle échoue, par exemple, le séjour au sein d'une communauté familiale pourtant ouverte et attentive où l'on se sent vaguement jouer les baby-sitters. En revanche, Delphine doit affronter une série de Lolitas qui sont autant de confidentes musclées. "Faut pas stagner", conseille vertement la petite brune en rouge.


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Toutefois, chez Rohmer comme chez Hitchcock, l'espace des vacances n'est jamais neutre : c'est même l'espace faussement neutre par excellence, voué par Hitchcock au Mal, mais ici au Bien. À la peinture amusée des petits tics d'une époque succède insidieusement l'évolution de la sentimentalité profonde de l'héroïne et sa translation vers une finalité encore inconnue. Le film se transforme peu à peu : dans la campagne de Cherbourg, Delphine est mal dans sa peau, recherche le dénuement qu'elle prétend fuir, s’isole pour une promenade triste, en quête de ce sentiment de sécurité qu’elle ne trouve pas aux côtés de ses semblables. À la montagne, elle ne reste que quelques heures et replie ses bagages sitôt arrivée. Ce qui était tempête dans les valleuses normandes devient orage menaçant en Haute-Savoie. Rarement le cinéma français aura communiqué avec tant de lyrisme, dans les limites d'une simplicité bien connue, l'osmose établie par le romantisme entre le cosmos et l'intériorité. De retour à Paris, notre candidate au bonheur s’aiguille vers Biarritz où elle se lie provisoirement avec une touriste totalement libérée, jeune Suédoise frivole et loquace, fort sympathique, qui drague pour elles deux sans difficulté. Delphine parcourt donc la France aoûtienne dans tous les sens pour échapper à son état, mais à chaque rencontre elle se dérobe. Il suffit qu'un homme l'approche ou que quelqu'un s'intéresse à elle pour qu'aussitôt elle batte en retraite. Elle se sent exilée du langage majoritaire, et c'est parce qu'elle a l’impression d’être menacée par cette force bruissante qu’elle ne cesse de vérifier l'impasse dans laquelle elle en est arrivée dans ses relations. D'où cette répétition de tentatives avortées pour réintégrer le bon sens commun, suivies à chaque fois de réactions de plus en plus dépressives. Est-elle ridicule de ne pas flirter comme ses copines ? Est-elle tout simplement coincée ou maladivement inhibée ? N'a-t-elle vraiment rien à offrir aux autres, comme elle finit par le croire, puisque personne ne vient vers elle ? Delphine souffre, endure et attend. Confirmant l’adage stoïcien tecum fugis, elle erre abandonnée, éprouvant le temps comme supplication dans le vide inexprimable de cet été mi figue-mi raisin.


D'ordinaire la figure centrale du récit rohmérien est un personnage qui construit, avec le leurre des mots, un projet affiché que l'ironie de la réalité se chargera de réaliser pour lui (et contre ce qu'il désirait peut-être plus secrètement de façon inavouable) ou bien de faire échouer, le ramenant à son point de départ. Delphine, au contraire, a conscience dès le début, très lucidement, de son vrai désir : rencontrer l'homme de sa vie et pas un autre. Son attente sentimentale est absolue : ce sera Lui, avec un grand L, ou rien ni personne, et ce que l'on pourrait d’abord prendre pour des tergiversations ou des caprices ne traduit en réalité qu'une fidélité sans faille à cette aspiration farouche, têtue, non formulée. Sous ses apparences velléitaires, avec sa difficulté à communiquer, son incapacité à s'exprimer, elle est sans même le savoir une rêveuse utopique qui marche vers un but qu’elle ignore. Et elle pressent qu'elle doit, envers et contre tous, rester fidèle à elle-même. Sa détresse vague, son anorexie, son instabilité suscitent la compassion, mais la manière dont elle se dessine, attirant le monde entier dans son jeu allégorique, inspire aussi une totale admiration. Or ce jeu ne suppose rien d’autre qu’une saison itinérante de l’amour, marquée par le proverbe en exergue. Chacune de ses rencontres ressemble à une épreuve (ou une tentation) qu'elle doit surmonter. Et pour se guider à travers les embûches, comme dans les jeux de piste, elle trouve des augures et des symboles. Ainsi bricole-t-elle irrésistiblement sa destinée, en ajustant les choses en signes. Verdoyant comme l’Irlande (où elle n’a pas voulu aller) et ensoleillé comme la Grèce (où elle n’a pas pu se rendre) : tel est son idéal. Avec un instinct très sûr, elle ne s'attarde pas sur l'affiche de l'Association franco-québecquoise qui propose à ses adeptes de retrouver le contact avec soi-même et avec les autres. Fausse piste. En revanche, elle croit aux horoscopes, au vert (sa couleur de l’année), et aux cartes à jouer dont elle tire des présages, surtout lorsqu’elle les trouve sur les rochers, entre deux oursins. Mais il ne lui arrivera finalement que ce qu’elle souhaite profondément, car si Rohmer croit à la providence, il croit encore davantage à la volonté qui la forge.


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C’est qu’elle est merveilleuse, Delphine. À la fois réservée et obstinée, touchante et délicate, désemparée et lumineuse. Son conte est filmé comme une chronique où tout est vrai : un chat noir qui se faufile parmi les fleurs, les chemins creux du Cotentin, la barrière du pré contre laquelle elle se met à pleurer. Et ces Cherbourgeois, ahuris de découvrir qu’elle est végétarienne, parce que, dit-elle gauchement, "c'est aérien, c'est léger". De son doigt recourbé elle caresse la jambe d'un petit garçon, puis plus tard, machinalement, sa propre jambe... Ça, on ne l'invente pas. Delphine c'est un peu, beaucoup, Marie Rivière, qui lui a donné ses gestes nerveux et ses mots fébriles. Comme cette façon d'appeler tous les enfants, tendrement, "ma biche". Mais la biche c'est elle, Marie-Delphine, longue, élancée, apeurée, attendrissante de désarroi indécis, exquise de maladresse lunaire, désarmante de vulnérabilité. Follement attachante. Un soir, elle écoute par hasard, sur un banc face à la mer, une troupe de vieilles personnes discuter du rayon vert, celui dont il est question dans le roman de Jules Verne. La croyance dit que si l’on est témoin de ce phénomène rarissime, on peut en même temps lire en soi et savoir si un amour naissant est partagé. Fascinée par cette conversation, Delphine sent que quelque chose d'essentiel lui est directement destiné et signifié. C'est à ce moment-là qu'elle acquiert la certitude qu'aucune parole, aucun regard, aucun indice humain ne pourra lui donner la conviction qu'elle n'est pas en train de se leurrer elle-même et qu'elle est parvenue au terme de sa quête. Pour que cesse la répétition métonymique sans fin de l'insatisfaction et du repli, elle a besoin d'une manifestation visible qui dépasse la superstition, échappe au réseau truqué de la communication et lui indique qu’elle a bien cueilli d'un sourire vainqueur le dernier venu, le prince charmant, l'oiseau rare. Ce sera le rayon vert, dont la radieuse lueur s’oppose bien évidemment au soleil noir de la mélancolie.


L'attente aura duré 1 heure 28, et le dessillement de l’œuvre correspond aux deux minutes supplémentaires qui en font comme par hasard un film de pile 1 heure 30. Le sublime de cet instant introduit soudain le sentiment métaphysique d'une élection désignée par une sorte de miracle cosmique, qui fait participer au secret de la création et battre le cœur du même élan dont palpitent les étoiles. Astre végétal, terre d’eau, fin avènement, sentiment lucide, libre destinée, ascèse mondaine, tous les oxymores qu’inspire le dénouement se résument en cette association de l’éclat et de la fraîcheur qui évoque l’amour céleste. Éléments et météores deviennent alors l’analogue et le lieu d’une spiritualité. Il faut être attentif au choix des robes et des boissons, à une bride de corsage qui glisse, à la façon dont le vent et le cadre jouent avec un tissu rouge ou un linge jaune qui sèche, il faut tout voir pour comprendre parfaitement les images finales, sereines et passionnées, du Rayon Vert. Les mains jointes à celles du doux garçon qui semble être fait pour elle, Delphine est prise d’une euphorie qui la suspend à l’écoulement des secondes. "Normalement faudrait pas que je pleure..." Tandis que jaillit le frisson du soir quand le soleil s’abîme dans la mer, le jeune homme lui demande ce qu’il est censé attendre de ce moment puis avoue aussitôt, avec un sourire entendu, qu’il pense avoir deviné. Le "Oui !" libératoire et triomphant sur lequel s’achève le film constitue l’expression ivre, bouleversante, d’une béatitude enfin trouvée. Il formule non seulement l’émotion pure du spectateur, mais aussi l’acquiescement ontologique à l'univers, l’accord harmonieux de l'héroïne avec elle-même et l’adhésion du cinéma à la mission que Rohmer lui assigne, consistant à passer du prosaïsme des rituels de l'existence au goût de la beauté, à la clarté de l’évidence. C’est quoi, le rayon vert ? C’est l’extase, la montée au ciel, le déchirement du voile, le trait de lumière. On appelle cela l’état de grâce.


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le 5 mars 2023

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