L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des Anges, sont en quête d'une nouvelle source d'eau pour assurer, prétendent-ils, l'approvisionnement de la ville construite en zone semi-aride. Leur choix s'arrête sur l'Owens River Valley, et ils se mettent aussitôt à acheter tous les terrains nécessaires à leur projet. Mulholland convainc ses électeurs que ces acquisitions sont vitales pour Los Angeles, alors qu'en réalité l'essentiel de l'eau servira à irriguer la San Fernando Valley voisine et augmenter les bénéfices sur les investissements réalisés par ses associés et ceux d'Eaton. Une fois assurés de contrôler les réserves de la vallée, les deux hommes lancent des emprunts obligataires afin que la ville rachète les parcelles à ce dernier, finançant ainsi la construction d'un aqueduc. Le projet d'irrigation fédéral promis aux résidents de l'Owens Valley se transforme donc en détournement pur et simple de leurs ressources en eau. En bref : le crime légal parfait. Telle est l’origine de l'intrigue policière qui accoucha de l’un des sommets cinématographiques des années 1970. L’entreprise impliquait pour Roman Polanski de retourner dans une ville qui ne représentait plus pour lui qu'une seule chose : le souvenir atroce du meurtre de son épouse Sharon Tate, la nuit du 9 août 1969, par les adeptes d'un illuminé psychopathe nommé Charles Manson. Mais il voit parfaitement comment il peut utiliser la documentation touffue amassée par le scénariste Robert Towne et la distiller dans un début, un milieu et surtout une fin de film captivants. Ensemble, ils font de ces événements authentiques le cadre d’une énigme criminelle recouvrant toute la zone de Los Angeles, énigme qui met en relief la brutalité implacable, l'ambition dévorante et la cupidité dévastatrice des Pères fondateurs qu'étaient Mulholland, Eaton ou le personnage fictif de Noah Cross. Ainsi naît Chinatown, qui pourrait aussi bien s’intituler L'Enfer de la Corruption, et dont la genèse houleuse a nourri la légende.
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À sa sortie, le film constitue comme l’apogée d’un mouvement résurgent, à la fois inattendu et logique : la mode du détective privé. Juste avant lui avaient été réhabilités le film de gangsters (Le Point de non-retour de Boorman) et le film policier (Dirty Harry de Siegel), deux genres qui lui sont cousins. En ce qui concerne celui auquel s’attaque Polanski, il faut surtout rappeler le brillant Harper de Jack Smight et l’iconoclaste The Long Goodbye de Robert Altman, apparu sur les écrans un an plus tôt (deux films dont les titres français sont pour le moins significatifs). Quand John Huston tournait Le Faucon Maltais ou Howard Hawks Le Grand Sommeil, au beau milieu des années quarante, la notion d’auteur restait à inventer à Hollywood. On l’a beaucoup dit, elle le fut par une critique française dont les travaux et les admirations sont restés sur bien des points fondamentaux. Salué très vite, et à juste titre, comme un (grand) auteur à part entière, Polanski a suivi tout naturellement la logique (passage obligé ou défi stimulant, selon chacun) du cinéma de genre. Le tour de force de Chinatown est d’arriver trente ans après ses modèles et de les égaler (les surpasser ?) en tous points : c’est un magnifique film noir avec héros précipité dans un sac d’embrouilles, magouilles d’affairistes californiens, dessous nauséeux d'une société rongée par le péché, la duperie, l’immoralité, les rapports de force souterrains. Maîtrisant sur le bout des doigts toutes les recettes éprouvées du thriller, le réalisateur fait pourtant bien davantage qu’une œuvre (fût-elle extrêmement brillante) de pasticheur, il restitue le genre dans sa complexité implicite d’autrefois, alors qu’Altman lui donnait résolument le ton d’une modernité anachronique. Il joue surtout en expert, comme à son habitude, sur le trouble et l’ambiguïté, parsemant son matériau d’une multitude de notations personnelles.
La scène se situe en 1937 : le New Deal rooseveltien, les grands travaux, les fonds publics. Les hommes portent le feutre à gros ruban et à bord rabattu, des vestes élargies aux épaules s’ouvrant sur le gilet à boutons rapprochés. On circule en cabriolet décapotable et l’architecture des luxueuses propriétés éclaire déjà sur la mentalité des nouveaux riches qui les possèdent. Le héros est J.J. Gittes, incarné par un Jack Nicholson succulent d’ironie blasée et de charisme désinvolte. Ancien policier établi à son compte et spécialisé dans les enquêtes matrimoniales, fouineur tout à fait sympathique enclin à la vantardise et aux plaisanteries graveleuses, il mène en moraliste un combat sans issue et doit en permanence encaisser les coups. Il est aussi hanté par une sourde culpabilité, mais on ne connaîtra jamais exactement la raison pour laquelle son destin a basculé ; ceux qui le savent y font seulement allusion par le biais du mot qui donne son titre au film. Manifestement, ce qui lui est arrivé dépasse largement les aléas de la vie dans un quartier de Los Angeles : c’est un abysse sur lequel il est imprudent de trop se pencher. Et Gittes est tout sauf imprudent. Aussi est-il bien préparé lorsqu’une certaine Evelyn Mulwray se présente à lui pour lui demander d’enquêter sur son mari, qu’elle soupçonne d’infidélité. Hollis Mulwray est le directeur de la compagnie des eaux et de l'électricité. L’homme, mince silhouette ornée de lunettes et d'une moustache grise, ne semble pourtant pas porté sur la bagatelle ; il paraît lui-même poursuivre une enquête, explorant un rio à sec, passant des heures au bord de l'océan à surveiller la décharge municipale... Implacablement, la toile se tisse. Le scénario tire ses ficelles avec une ingéniosité sans faille, et il est délectable de voir l’intrigue s’échapper des culs-de-sac successifs (noblesse oblige) dans lesquels l’enfonce le machiavélisme du cinéaste. On se perd dans une trame de méchantes blessures, de lotissements achetés par les morts, de projet de barrage refusé par Mulwray, un canevas superbement tarabiscoté aux détails typiquement polanskiens : voir la scène, digne de L’Ange exterminateur de Buñuel, où un fermier de la région fait entrer dans la salle d’une audience publique un troupeau de moutons.
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S'esquisse aussi le thème de l'eau dont la présence élusive devient refrain. Los Angeles n’est pas un enfer nocturne mais presque une ville de province, qui semble encore très jeune dans l’éclat de la lumière du jour. Les vallées alentours ont dû être arrachées au désert, maintenues artificiellement en vie grâce à un système coûteux que des spéculateurs criminels manipulent à dessein. Peu à peu se dessine un réseau complexe qui va s'agrandissant comme les ondes d'un caillou à mesure que l'intrigue s’entortille autour de quelques figures inoubliables. Au centre se tient Noah Cross, "Noé" bien nommé qui distribue à son gré et pour son seul profit l'eau et la sécheresse, la vie et la mort. Le motif aquatique doit s'entendre dans son acceptation astrologique : il reparaît aussi bien dans les scènes entre les deux personnages principaux (les douches qu'ils prennent) que lorsque Gittes découvre le cadavre d'Ida Sessions (on entend alors le goutte à goutte d'un robinet) ou encore lors d’une autopsie qui révèle une teneur en sel. Corruption dans l'administration locale, transactions foncières, suppression violente des gêneurs... Il y a trois paliers dans le récit, qui progresse par chutes régulières de pans d’illusions. Au rez-de-chaussée, c’est le train-train fastidieux et peu reluisant du privé qui farfouille dans la vie d’autrui, organise des filatures, s’engueule avec les flics officiels, fait jouer ses relations à la morgue. Qui a tué et pourquoi ? Quelle anguille se cache sous roche ? Puis survient la véritable Mme Mulwray, et on passe au niveau supérieur. Polanski brasse prévarications municipales, eaux détournées, vieillards gâteux, opérations frauduleuses, mais au fond seule semble l’intéresser cette femme et ce qu’elle cache derrière ses traits lisses aux lèvres outrageusement maquillées, derrière sa blondeur ondulée et sa sévérité apparente. Troisième étage : la série noire vire à la tragédie antique. Les Atrides sous le soleil californien. Vient l’heure des révélations et des coups de feu expiatoires. Un père et une fille liés par un terrible secret se regardent une dernière fois, une enfant hurle, le sang coule sur les trottoirs.
Cross est un personnage complexe, à la fois bâtisseur d'empires (c'est grâce à ses manigances que Los Angeles s'apprête à devenir une métropole à la superficie démesurée) et pervers sexuel : celui qui fut le cardinal d’Otto Preminger est devenu un vieux requin abominable, un patriarche biblique et monstrueux, torturé d’amour pour celle qui est à la fois sa fille et sa petite fille. Noé devient ainsi Loth, le neveu d’Abraham. Quant à Gittes, il est bientôt victime d'une sorte de castration symbolique de la main de son propre metteur en scène : alors qu'il explore un réservoir de la compagnie des eaux, il est surpris et malmené par deux truands à la solde du véreux notable. Le voyou au canif, sorte de nabot sadique et difforme, n'est autre que Polanski lui-même, qui entaille profondément l'appendice nasal du détective avant de menacer de le couper en entier pour le donner à manger à ses poissons — énorme moment de terreur bouffonne. Voici donc notre héros contraint de mener la majeure partie de son enquête avec un pansement et un buisson d'agrafes au milieu de la figure. Par ailleurs, jouant en orfèvre sur les rapports ambivalents d’amour et de méfiance, le réalisateur réinvente totalement la logique protocolaire voulant que le privé noue une liaison avec sa belle et mystérieuse commanditaire. Car ce que la convention ne précise pas, c'est si le détective doit faire semblant d'être épris ou l'être réellement. En règle générale, il en pince plus qu'il ne faudrait (car la dame est le plus souvent une femme fatale, à la petite vertu et à l'instinct meurtrier), mais sait se ressaisir in extremis (que l’on se souvienne d’Humphrey Bogart et de Mary Astor dans Le Faucon Maltais). Ici, Gittes et Evelyn se rapprochent très progressivement et en viennent à coucher ensemble, puis tout est remis en question : est-elle en définitive conforme au stéréotype de la femme fatale ? Non, mais qu'importe : la règle de la sagesse exige en tout cas que le détective ne prenne pas, malgré le qualificatif fatidique de sa fonction, d'intérêt personnel au sort de ses clientes. Pour la deuxième fois de sa carrière, Gittes, le faux cynique, oublie ce précepte élémentaire, et assiste impuissant à la catastrophe inéluctable.
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Chinatown en effet, dont le nom est comme synonyme de l’exotisme dangereusement séduisant de la jungle urbaine, se réfère au passé traumatique de Gittes, à une femme qu'il a aimée et voulu sauver, à un drame qu'il a rendu plus épouvantable encore pour avoir tenté de le conjurer. C'est une allusion au fait que son destin se répète : l'identique fait retour, le cercle se clôt avec la répétition du même, de la loi abhorrée et contre nature. La police n’a aucun pouvoir, et Noah Cross, sans être inquiété, se retire avec sa proie, contrôlant l'administration municipale et la distribution de l'eau qui augmentera son royaume déjà tentaculaire : image du sur-pouvoir illégitime détenu par un capitalisme destructeur et stérile. Le Chinatown du titre ajoute ses nuances discrètes mais répétées de loin en loin au tissu coloré de la fiction. Les Mulwray ont ainsi des domestiques chinois, notamment ce jardinier qui, dans une bienheureuse ignorance de ce qui se passe autour de lui, veut protéger la verdure poussant autour du bassin d’agrément. C'est, explique-t-il avec son accent, que l'eau salée est corrosive pour l'herbe, qu'il prononce l'elbe, "bad for the glass". Indice involontaire, puisque c’est là qu’on pêchera les lunettes ("glasses") du meurtrier… Le jeu de mots ne peut guère être perçu que rétrospectivement, ce qui donne la mesure de la dérision désespérée parcourant tout le récit. Autre leitmotiv visuel de l'orientalisme, le beau visage de sphinx de Faye Dunaway, fascinante dans un rôle d’une grande subtilité psychologique, et auquel le maquillage prête des sourcils d'une minceur de lame, un teint de vieil or. Laqué de rouge et fardé de blanc, il est le sésame de cette recherche d’un mythe n’ayant pour fonction que lui-même. L’orient est comme un pays maléfique ou maudit auquel les protagonistes échappent le temps d'une brève illusion. Combinant admirablement tous les registres qu’il convoque (policier, politique, sexuel, romantique, décoratif, mythologique), Polanski prouve qu’il n’a pas oublié ses classiques. L’inceste découvert jette sur les derniers instants une lumière de démence funèbre que l’ultime idée du film, le lent plan de la voiture qui meurt au bout de la nuit, accorde brusquement au génie du cinéma : à ces éclairs d’image et de sens qui font d’un langage un art. Et cet art soudain surgi abandonne l’œuvre au tragique, laissant sur le carreau les dérisoires débris des passions et ceux de la vérité — comme aussi le naufrage de toute justice. "Forget it, Jake, it’s Chinatown." Racé et vénéneux, désenchanté et mélancolique : voici le plus extraordinaire film d'atmosphère qui soit.
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