Visiter l’Amérique et y tourner ne suffisait pas à Polanski : se frotter au mythe du Nouveau Monde impliquait aussi d’aller investir les terres, au propre comme au figuré, de sa mythologie. De retour à L.A. malgré de lourdes réticences cinq années après la disparition de son épouse, le réalisateur se voit confier par la fine équipe de la Paramount auréolée du triomphe des deux Parrain (Evans à la production, Robert Towne à l’écriture) et Nicholson un script fumeux et qu’on pourrait qualifier, si l’on était immunisé contre les anachronismes, de typiquement Ellroyien. Femme fatale, intrigues aux ramifications infinies, privé teigneux et portrait de la cité des anges dans les années 20, les ingrédients du classicisme sont listés avec exhaustivité, et le défi est évidemment alléchant pour l’européen qui ne demande rient tant qu’à ajouter cette carte à son répertoire déjà bien étendu.
Chinatown a donc tout de l’exercice de style, et alimente ce rebond du cinéma des années 70, où les studios vont, pendant une décennie au terme de laquelle se fracassera La Porte du Paradis, faire des ponts d’or aux auteurs pour de plantureuses productions qui bien souvent récoltent en bout de courses billets verts et statuettes dorées.
Force est de constater qu’on revoit effectivement aujourd’hui ce film comme un standard, et pas vraiment une modernisation d’un schéma qu’il s’agirait de détourner. La part belle est faite aux stars, Nicholson en fouine à la répartie létale, Dunaway en femme blessé mais entrepreneuse, et John Huston, en arrière-plan, en patriarche maitre des marionnettes.
L’intrigue, formatée à souhait est plutôt preneuse dans sa première partie, alternant enquête et scènes plus mouvementées (dont la délicieuse intervention de Polanski himself, midget qui taillade le nez de la star), et a tendance, dans son dernier quart, à trop privilégier de longues explications dialoguées un peu trop mécaniquement dilatoires dans leurs révélations pour entretenir le suspense. Mais l’ambiance est assurément bien trempée, et la reconstitution raffinée, entre les costumes impeccables, les superbes voitures d’époque et les villas des nantis de L.A.
Polanski prend surtout plaisir à suivre son personnage qui navigue à vue et exploite son talent principal : la vue. L’occasion pour le cinéaste d’offrir une superbe variété de paysages, des déserts arides aux orangeraies de la Vallée, en passant par la côte pacifique et les constructions des barrages : amples plans d’ensemble qui semblent proposer les successeurs du western, dans une civilisation définitivement corrompue par le capitalisme, qui essore jusqu’aux cours d’eau dans l’incessante quête du profit.
Le regard européen se discerne peut-être surtout sur cet aspect : par la noirceur avec laquelle il contemple un monde pourri jusqu’à l’os, (dans lequel, au passage, Polanski mentionne l’antisémitisme systémique) et le refus de céder aux studios l’exigence d’un happy end. Chinatown, lieu prémonitoire, fait à la fois office de souvenir traumatique et de destination tragique, et assoit cette évocation du monde comme une impasse dans laquelle les plus faibles perdent, les ogres spéculateurs se vautrent dans une obscénité insatiable qui ne connait plus aucun tabou. Le Noir n’est plus une seule citation à visée esthétique : c’est, définitivement, une vision du monde.