Le livre culte de William Burroughs, foutoir invraisemblable de paragraphes, de phrases et de visions fantasmatiques, est inadaptable en soi : son univers étrange, angoissant et perturbant, procure son lot d’images d’un monde altéré par la folie et la drogue. Images impossibles à traduire en mouvement dans toute leur puissance chaotique, car comment transposer, comment filmer "Dans la nuit absolue de réclusion, la bouche et les yeux ne font plus qu’un organe qui déchiquette l’air de ses dents transparentes [...] des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment" ? David Cronenberg, plutôt que de vainement s’acharner à retranscrire à la lettre les élucubrations mentales d’un de ses auteurs fétiches, s’inspire davantage des nombreux romans de l’écrivain (et, en premier lieu, de son histoire personnelle) pour façonner une œuvre fiévreuse sur les affres de la création littéraire et les (dés)illusions de la dépendance.
Un genre d’éloge, d’éloge fragmenté sur la vie et la conscience de Burroughs alors qu’il écrivît, presque en transe, ce qui allait devenir son chef-d’œuvre. Bill Lee, matérialisation hybride et tangible de tous les Burroughs qui ont existé (le mari, le junkie, l’homosexuel et l’écrivain), s’enchevêtre dans un continuum réalité/hallucinations qui, paradoxalement, permet l’aspiration frénétique de son écriture en prise parallèle avec d’innombrables stupéfiants. Ces différentes strates envisageables (de Bill, de la matérialité de l’existence) contaminent jusqu’aux décors traversés et autres protagonistes rencontrés. Ainsi, New York, Tanger et l’Interzone ne font qu’un (le franchissement d’un lieu à un autre semble se faire instantanément, par une sorte de connexion intra-nerveuse), univers-monde foisonnant restreint aux délires intérieurs de Bill où les personnages se dédoublent, se camouflent dans d’autres corps ou se transforment en insecte géant.
Ce sont des démons qui grouillent, frémissent et rampent dans l’espace purement mental de l’inspiration d’un génie en manque, incarnations multiples et matérielles du Verbe spécifiquement burroughsien. Le sexe a aussi beaucoup à voir (et à faire) dans l’élaboration imprévisible d’un élan créatif, d’un langage redimensionné. Il est, dans tous les cas, intimement lié à l’écriture et à la drogue en une vibration charnelle et secrète, amalgame pornographique démentiel convoquant orifices divers (la Clark Nova/cafard et son anus discourant), protubérances, éjaculations et pénétrations en tous genres, métamorphoses et analogies d’un plaisir redéfini, réécrit (incroyable scène où Bill et Joan font l’amour avec une machine à écrire transformée en une créature hermaphrodite répugnante). Sous le trouble érotique déréglé, exubérant au possible (mais aussi cérébral), la jouissance de l’invention littéraire s’incarne entre désirs anthropomorphes, enfers opiacés et sensualité de la défonce.
Cet exil en entier intérieur, dévoré par une mémoire qui s’étiole en franges de méthadone, en ressacs cocaïnés, permet à Cronenberg d’explorer l’œuvre entière de Burroughs (Exterminator, Queer, La machine molle…) par-delà un hommage au film noir et un scénario en forme d’enquête policière tarabiscotée ; son film en devient inventif et inclassable. La magnifique photographie de Peter Suschitzky, le générique old fashion, l’interprétation exaltée de Peter Weller et la musique d’Howard Shore, déchirée par les riffs sauvages du saxophone d’Ornette Coleman, complètent la beauté et l’intelligence de ce portrait fantasque d’un homme possédé tout entier par la came et la fébrilité du talent.
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