William -Bill- Lee, un ex-Junkie et écrivain frustré, reconverti en exterminateur de cafard, pulvérise une poudre insecticide au creux des meubles lorsqu’il se retrouve à court de substance, la bonbonne déjà vide le rend suspect aux yeux de son patron et des forces de l’ordre qui traquent l’utilisation illicite de la poudre à des fins narcotiques…
Le Festin Nu est le récit de son propre accouchement, celui d’un roman divulguant l’édification tortueuse de son propre récit dans lequel la fiction se confond à la réalité d’un esprit perdu dans ses obsessionnelles investigations créatrices ; un romancier conceptualisant son propre style, la prose apte à porter son inspiration. La scène d’échange au café entre ses deux amis balbutiant sur la meilleure façon d’écrire est la clé de voute de l’histoire ; le premier symbolisant la Raison par sa maladive minutie de ré-écrire jusqu’à l’obtention du terme exact à la définition de son idée, se confronte au second symbolisant l’Instinct par son obstination à n’employer que le jaillissement du premier terme, résultat d’un ressenti plus authentique, et notre écrivain égaré de trancher par sa devise de créer en Exterminant toute pensée rationnelle…
Notre écrivain à l’allure taciturne s’aperçoit rapidement que sa femme s’est octroyé le droit de subtiliser une quantité dans sa bonbonne pour assouvir sa propre consommation récréatif, une curiosité qui lui fera aussi franchir la ligne alors que la police le soupçonne d’être l’auteur du vol. Au cours de l’interrogatoire, encore sous l’effet de la poudre, tout va basculer progressivement dans un polar d’espionnage peuplé de visions fantasmagoriques… Un énorme cafard, semblant se délecter de l’insecticide sur la table d’interrogatoire, lui ordonne de supprimer sa femme, une espionne inhumaine à la solde de l’Interzone Inc. Bien qu’il refuse toute participation à la mission, arrivé chez lui, il tue pourtant accidentellement celle-ci en jouant à Guillaume Tell. Il n’aura d’autre choix que de s’exiler vers l’Interzone, une cité nord-africaine, basculant ainsi sans le percevoir dans son esprit psychotique, et malgré ses réticences dans le dédale d’une enquête brumeuse dictée par d’énormes cafards protéiformes, hybridation entre une machine à écrire et un cancrelat géant…
Au cours de ses investigations à l’intérieur même de sa créativité portée par l’ivresse hypnotique des drogues, métaphores des effluves de l’inconscience, la source ruisselante de son imagination fantasque, Bill devra espionner l’Interzone Inc pour en retirer de rigoureux rapports dactylographiés. En arpentant cette cité, il sera alors confronté aux pulsions de l’homosexualité ; tentations qui hantent la cité au même titre que les substances psychotropes issues de centripèdes semi-aquatique, poumon économique des bas-fonds. Il croisera de multiples autres écrivains torturés, eux aussi, par cette quête douloureuse et pétrifiante de leur propre prose. Un couple américain aux mœurs libérées l’éclairera sur les us et coutumes ; le vieil homme recherchant inlassablement un nouveau souffle littéraire à travers l’acquisition de la machine dactylographique idéale, symbole de perplexité et d’instabilité face à la précision des mots, alors que sa jeune femme, ressemblant étrangement à la défunte de Bill, essaie de se raccrocher à ses premières réussites en persistant à rédiger de manière manuscrite, symbole d’une crainte culpabilisante de perdre l’intimité des mots. D’une autre manière, un Suisse à la condescendance raffiné semble avoir un mystérieux appétit à l’encontre de Bill… Des tête-à-tête énigmatiques, telle l’émergence de ses nombreuses personnalités alambiquées qu’il devra apprivoiser pour découvrir l’objet de ses missions. Tout le symbolisme d’un écrivain en pleine recherche rédactionnelle dans l’univers romanesque de son esprit débridé.
Lors de ses déambulations dans les méandres hallucinogènes de cette cité qui parasite dangereusement sa raison, il sombrera de plus en plus profondément dans une confusion aliénante à force d’expérimenter et de douter alors même qu’il semble pourtant sur le point de définir son style et qu’il rédige les prémices de son premier roman sans même le percevoir. Sa conscience, par la visite inopinée de ses deux amis, essaiera bien de le ramener à la véritable réalité en lui révélant ses écrits, mais Bill les rejettera promptement, les qualifiant de pures tromperies et falsifications. Toujours insatisfait ou voilé par les relents pervers qui l’assaillent, il fouillera encore jusqu’au tréfonds de son Être la quintessence même de son principe artistique ; finira-t-il par le déterrer ? Deviendra-t-il enfin un écrivain à part entière ?
Sous une atmosphère et une esthétique soignée et intrigante, infectée de créatures polymorphes, l’adaptation de Cronenberg du roman de William S.Burroughs, réussi à nous embarquer avec délectation dans les délires d’un écrivain obnubilé par sa recherche de perfection littéraire. Pourvu d’un clin d’œil évident à Kafka, le récit passionnant, sans être totalement abscons, demandera plus d’un visionnage pour déceler toutes les subtilités scénaristiques et allégoriques. Le Festin Nu tend à nous faire vivre les difficultés et frustrations paralysantes d’un artiste face à la pression éditoriale et celle d’un lectorat toujours plus pesant et avide de conformisme hébétant, alors qu’il essaye de créer et définir son propre univers stylistique qui le sortirait de la masse ; la petite histoire pittoresque sur le ”cul doué de parole” sera une amusante allégorie de cet état de fait…