Journaliste cynique et beau parleur mais en recherche d’emploi, Chuck Tatum (Kirk Douglas) se fait embaucher dans un petit journal d’Albuquerque, en attente du scoop qui lui permettra de relancer sa carrière. Après un an d’attente, il trouve ce scoop en la personne de Leo Minosa (Ray Teal), un homme qui vient d’être enseveli dans une galerie souterraine d’une montagne proche. Rapidement, son reportage catastrophiste attise la curiosité de ses confrères et de ses lecteurs, et du jour au lendemain, l’endroit de l’accident devient un lieu d’attraction touristique. Mais pour continuer à entretenir l’intérêt sur lui et à faire accumuler le plus d’argent possible à la femme de Leo (Jan Sterling), Tatum a tout intérêt à faire en sorte que le sauvetage de l’accidenté dure le plus longtemps possible…
De tous les films qu’il a réalisé, c’est Le Gouffre aux chimères que Billy Wilder préférait lui-même. C'est bien compréhensible, tant il s’y révèle d’une efficacité qu'il n'a à peu près jamais égalé ailleurs. Après avoir proposé une critique déjà féroce des milieux hollywoodiens dans son magnifique Boulevard du crépuscule, il nous livre une satire au vitriol qui s’élargit à l’ensemble de la société. Et c’est peu dire que le résultat est brillant !
Faisant preuve de son talent inégalé – car inégalable – pour les dialogues et pour l’écriture de ses personnages, et se reposant sur un casting impeccable mené d’une main de maître par l’incroyable Kirk Douglas, Wilder nous livre un pamphlet sévère, non seulement contre l’omnipotence et la corruption de la presse, et de toute la pseudo-élite politico-médiatique dont elle sert les intérêts, mais également contre l’attrait des foules pour le sensationnel. C’est en effet tout le génie de Wilder de jouer sur les deux tableaux, illustrant à merveille que si la presse à sensation fonctionne si bien, c’est parce qu’elle rencontre l’écho tant désiré au sein de son public. S’il est le coupable direct de l’enfer que vit Minosa (ayant refusé sous des prétextes fallacieux qu’on utilise la méthode la plus courte et la plus efficace pour libérer ce dernier), Tatum n’est donc pas entièrement responsable de l’instrumentalisation de cette catastrophe à des fins politique et financière. Les coupables sont aussi la femme de Minosa, lassée de la compagnie de ce dernier, qui voit là le moyen de remplir les caisses de son hôtel, le sheriff qui ne cherche qu’à avoir le meilleur rôle dans le reportage de Tatum et ainsi s’assurer d’être réélu, le chef de chantier qui se laisse influencer par le sheriff afin de rester à son poste, les premiers touristes qui viennent s’installer là en quête de sensationnel, et qui ne perdent pas une occasion de se faire remarquer à la radio, et finalement tous ces gens qui affluent comme des moutons, attirés tant par l’appât du gain que par celui d’un sensationnalisme que toutes les visées pseudo-humanitaires du monde ne peuvent camoufler.
Si Wilder n’hésite pas à forcer le trait et à faire le choix d’une certaine caricature (mais intelligente et justifiée), c’est finalement pour mieux faire ressortir ces attitudes si humaines et si détestables, des attitudes qui, même quand on les condamne, restent les nôtres. Et c'est sans doute ce qui explique le mauvais accueil que les critiques et le public réservèrent au film à sa sortie, refusant de se reconnaître dans le portrait acerbe proposé ici par Wilder.
Mais le plus beau reste sans doute qu’au milieu de cette vision si pessimiste mais si cruellement juste de la société, Wilder n’oublie pas de nous montrer qu’il subsiste des îlots d’honnêteté, comme en témoigne la superbe confrontation entre Tatum et son patron, dont la devise journalistique est « Dire la vérité » (devise envers laquelle Tatum se révèle très sarcastique), et qui est prêt à diminuer son chiffre d’affaires si la vérité est à ce prix. En témoignent aussi des personnages qui se caractérisent par leur simplicité et leur absence d’ambition, notamment les parents de l’accidenté ou le prêtre qui vient confesser ce dernier.
Wilder parvient donc sans problème à faire passer ce message qui dérangea à l’époque de sa sortie, et qui devrait déranger tout autant aujourd’hui, car ce qu’il dénonce, ce n’est rien d’autre que la tyrannie du nombre, cette tyrannie que l'on nomme pouvoir du peuple. Mais ce pouvoir, vanté par les porte-paroles de nos sociétés démocratiques contemporaines, ce n'est finalement rien d'autre que celui d’un peuple qui renonce à toute réflexion dès lors qu’on lui présente la carotte qui le fait avancer, et qui le fait avancer jusqu’au bord du gouffre. Et ce gouffre, qu’on le veuille ou non, n’est rempli que de chimères…