La Ferrari qui déboule dès les premières minutes du film annonce le programme : allégorie de la réussite, elle change de couleur au gré de la voix off qui l’assimile à celle de Miami Vice, vrombit, bondit et abrite une activité sexuelle aussi cliché que fantasmée par les bas du front. S’en suit la très longue liste des drogues consommées par Jordan, voix qui ne va plus nous quitter. Speed, poseur, égocentré, nous sommes embarqués dans son récit, menottés à sa diction, son enthousiasme, son récit d’un succès comme seule l’Amérique sait en inventer.
Pas de mise en route, donc, pour ce film de 3 heures dont le rythme va suivre la pulsation de la cocaïne et les envolées d’enthousiasmes d’une foule d’addicts à la dope, au sexe et au fric, mêmes poisons scintillants d’une société dont la décadence a tout d’un feu d’artifice permanent.
Scorsese nous propose son grand retour dans les films qui ont fait sa réputation et parachevé son style. Le gangster des Affranchis a simplement changé d’activité, mais les excès du Casino en deviennent encore plus ingérables. Le propos et l’esthétique de ces deux films conduit clairement à la réalisation de celui-ci (jusqu’à l’autocitation): ample dans son récit, fluide dans ses plans-séquence, suivant la trajectoire de la grandeur et la chute, et mêlant avec habilité la fascination et la répulsion du spectateur pour le personnage principal. Les mauvais esprits y verront le retour aux sources d’un cinéaste en perte de vitesse sur ses dernières réalisations et lui préféreront les originaux. Ce qui impressionne, c’est la réussite de ce genre aujourd’hui, et la démonstration de force qui en découle : non seulement Scorsese a encore tout de cette vigueur et de ce souffle qu’on trouvait dans ses grands films, mais son esthétique et son propos sont en totale osmose avec le sujet plus contemporain qu’il traite.
Didactique, cynique, ironique, Belfort conduit le récit qui établit les règles du jeu et jouit sans entraves, se fout de tout, y compris du spectateur à qui il fait comprendre qu’il n’a pas besoin de comprendre les arcanes du milieu mais juste d’en admirer les paillettes. C’est là l’ambiguïté principale du propos, et le génie de Scorsese : Belfort est un héros, il est le produit et le reflet de son siècle, et sait qu’il sera admiré par la majorité. « Qui ne veut pas devenir riche ? », demande-t-il.
Car Le Loup de Wall Street est surtout un film sur la vulgarité. En propulsant des petits nouveaux dans le milieu de la finance, le récit nous fait suivre un parcours fulgurant de nouveaux riches, l’open space se transformant en une cours de récréation au crédit illimité. L’obscénité de la recherche du divertissement de ceux qui ont tout, l’épuisement des corps et l’effondrement des chairs, le grotesque et la bestialité occupent tout le récit. Di Caprio, très convaincant, a rarement autant su exploiter son épaisseur et son hystérie qu’au profit de ce monstre. Nouveau prophète, télévangéliste, il galvanise les foules et offre tout ce que l’Amérique a toujours élevé au rang de légende vivante. De la même façon que la bande son prend soin de revisiter les titres de pop mythiques à la sauce punk, Belfort propose une version dévoyée du mythe américain, flamboyante et d’une vulgarité abyssale.
Au fil de ce trip souvent épuisant, Scorsese sait pourtant doser la présence des personnages secondaires, notamment la garde rapprochée de Belfort, souvent très drôle d’immaturité et de bêtise, qu’on pense à la scène du père déboulant dans le bureau des décisionnaires faisant semblant de bosser. La tension ne se relâche jamais, au fil de scènes qui pourtant se déploient lors de dialogues tendus et d’une grande acuité, que ce soit celui avec Matthew McConaughey, génial, ou avec les fédéraux sur le bateau : le spectacle se maintient, les éclats de rire ne cessent jamais alors que les enjeux sont majeurs et la rivalité exacerbée.
On peut émettre quelques réserves sur le dernier quart du film, excessif dans ses excès (la scène du bateau à Monaco, le bad trip en Ferrari, l’étouffement au jambon) et quelque fois convenu (le coup de sang sur la garde des enfants), mais la gradation ad nauseam est clairement un des propos du récit qui nous mène vers les flottements de la démesure et nous pousse à ressentir les paralysies diverses du protagoniste.
Film sur le spectacle d’une société au bord du gouffre, sans rédemption autre que celle du recyclage, par les masses, de la condamnation en héroïsation, Le Loup de Wall Street est un témoignage brillamment réalisé de notre rapport au réel et au cinéma.
(8,5/10)