Après quelques encarts ou essais (Hugo Cabret), c'est bien le retour de Scorsese le grand, celui des grandes fresques euphoriques. Le Loup de Wall Street c'est la tragédie confondue en farce ; c'est le Casino sans rapports de force, sans le besoin de puissance et d'auto-conservation ; c'est Les Affranchis dans la Bourse, sans les pesanteurs de la pègre et des contrats liés, avec une vulgarité libérée. Ici il n'est question que de plaisir et de triomphe.


Le Loup de Wall Street vient clore une trilogie de Scorsese sur le rêve du capitalisme libéral américain. Contrairement aux deux opus précédents (Casino et Les Affranchis), cette fois le grand héros est un self-made-man absolu ; sa meute, c'est lui qui l'a façonnée, de A à Z. Jordan Belfort, dont le film s'inspire des mémoires écrites pendant son court passage en prison, a été assistant courtier chez Rotschild à la fin des 80s. L'époque des junk bonds qui inspire Oliver Stone, le premier, pour son Wall Street. Dans ce monde cocaïné où les salaires atteignent les cimes, Jordan crée alors sa propre société de courtage et connaît un succès rapide et fulgurant. DiCaprio s'est mis dans la peau de cet homme-là.


Pendant trois heures nous sommes les témoins de cette ivresse ridicule mais sans doute, enviable, car Belfort connaît le luxe et la facilité que personne n'ose espérer pour soi. Mais ce transgresseur est aussi un nouveau riche, saqué par les pontes de Wall Street, les pré-installés. Bien qu'il ne montre pas les héritiers traditionnels, pas plus que le peuple, Le Loup de Wall Street affiche cette confrontation entre les arrivistes et les dominants plus enracinés ; les vrais vainqueurs, ceux qui ont façonné le système et subissent les nouveaux joueurs venus leur faire concurrence, retournant (avec réussite) leurs règles contre eux. Si le parcours de Belfort est scandaleux pour les hommes ordinaires, il l'est aussi pour les élites, jalouses mais néanmoins redevables envers celui qui assure la pérennité d'un modèle où chacun peut théoriquement devenir milliardaire.


Ce conflit (qu'on ne voit que par l'angle de Belfort le bouffon magnifique) marque aussi l'antagonisme entre le charisme et le pouvoir technique (la presse spécialisée, les héritiers qui n'ont rien à prouver) ou l'autorité légale (la brigade des fraudes, la justice) – toutefois tous les deux n'ont que de faibles moyens ou menaces à exécuter. Comme les gourous autoritaires dont il est pourtant antagoniste, DiCaprio s'engage souvent face à ses troupes dans des délires tribaux. Il est un jouisseur et un vainqueur, outrepasse les règles et cette transgression en fait un modèle d'émancipation dans le monde concret. C'est donc un leader totalement coupé du réel commun, puisque la réalité est celle qu'il choisit, un théâtre à sa mesure. Son orgueil sans limites lui donne le panache qui fait se lever des foules désireuses de marcher de ses pas, profiter d'un peu de sa puissance. S'il se dissocie du sort du lambda, son destin n'est pas marqué par l'élévation pour autant. En-dehors de la splendeur matérielle, c'est l'hystérie et le vide. Ces sentiments-là cependant n'ont pas le temps d'émerger puisque la jouissance est permanente.


D'ailleurs le loup ne tombe jamais vraiment ; pas parce que c'est un bourreau ou qu'il est pardonné, mais parce que justement c'est un homme sans fond particulier, indifférent au sort des autres mais en rien mauvais ou malsain, auquel ni la société ni les autres n'imposent jamais de barrière. La loi est faible face à lui dans un système dont les prémisses font le choix d'adouber ce genre de déviances : la richesse scandaleuse est légitime, la tromperie aussi. Ses admirateurs transis achèvent de conforter le loup dans son irresponsabilité et sa mégalomanie. Mais ce loup n'est pas un ogre odieux. C'est juste un animal vaniteux lâché dans les grands espaces, rendus bergerie disposée par les masses serviles.


Le dernier plan est assassin, où on voit tous ces ploucs (qui sont nos cousins à nous, les 99%) transis et tout offerts à ce pacte malsain, dont ils ne jouiront même pas. Ils sont juste la main-d’œuvre la plus servile, incapable d'autonomie.


https://zogarok.wordpress.com/2014/01/29/le-loup-de-wall-street/

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le 28 janv. 2014

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