L’un des films les plus célèbres du cinéma français, l’un des seuls à avoir obtenu consécutivement la Palme d’Or et l’ours d’or à Berlin, sur le mouvement, la mécanique et le trajet, a néanmoins quelques ratés au démarrage. Il installe un univers désenchanté, une prison à ciel ouvert, dans laquelle on cherche à tout prix de quoi subvenir. Les uns sur les autres, des hommes de toutes nationalités, dans une ambiance de surchauffe malsaine, attendent de pouvoir en découdre. Très longue, (une heure, tout de même) cette exposition a certes le mérite de déployer une fureur vaine qui fera contraste avec les silences à venir, elle n’en est pas moins pesante et assez lourde dans sa façon de caractériser les protagonistes, que ce soient les gros bras dont on constatera la veulerie, ou les employés cyniques à outrance.
Quoi qu’il en soit, le film qui débute par la suite est une nouvelle fois un sommet de maitrise. Sur le principe assez basique de ce qui serait désormais assimilé à un jeu vidéo, le récit déplie un trajet semé d’embuches, toutes plus inventives et retorses les unes que les autres.
Conscient de son talent, Clouzot ne s’embarrasse pas d’effets superfétatoires : tout passera par le regard : contre-plongées, silences, montage clinique, gros plans et dilatation du temps, bien des séquences annoncent l’esthétique de Sergio Leone.
L’intelligence de son suspense consiste en une gestion du rythme proprement machiavélique : c’est toujours lors des répits que le pire survient.
Clouzot n’en délaisse pas moins ce qui fait le sel de tous ses films, à savoir les rapports humains : la métamorphose est certes un peu poussive en ce qui concerne Vanel, et certains dialogues un peu trop écrits, soucieux de passer à la postérité (« Et nous, on est pas des morts qui marchent ? »). Le personnage de Montand est plus intéressant, sa détermination s’accroissant à mesure que son rejet des autres, voire sa cruauté s’affirment. La réussite passe ainsi par la déshumanisation. Et si les visages, filmés au plus près au détriment d’un décor hostile, dans un final touchant, permettent une forme de réconciliation, c’est bien parce qu’il est trop tard.
Radicalement pessimiste, voire sadique, le film entier pourrait se résumer dans une de ses plus belles séquences, visuellement très impressionnante et d’une écriture chirurgicale : celle de la mare de pétrole. Alors qu’il s’agit, comme toujours, d’avancer à tout prix, tout s’enlise, tout se délite, et ces noyades dans la fange noire ont tout du film d’épouvante, jamais aussi efficace que lorsqu’il se distille dans la lenteur et la répétition. Un très grand moment de cinéma.
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