Oublions la fin du film un moment et faisons comme s’il s’achevait sur la dernière phrase d’un ouvrier disant juste après qu’Yves Montand se soit effondré : « il s’est endormi ».


Le Salaire de la peur constitue une expérience de cinéma unique en son genre, sans doute une des plus intenses de toute l’Histoire du cinéma, sinon la plus intense. Clouzot, on le sait, est un grand misanthrope, se délectant de voir l’espèce humaine se débattre dans des situations sans échappatoires dans lesquelles elle est seule responsable de son malheur. Si cette misanthropie a ses limites (Les Diaboliques), elle trouve cependant un contrepied exemplaire dans Le Salaire de la peur. En effet, il semblerait que ce soit le seul film d’Henri-Georges Clouzot où ses personnages l’intéressent un tant soit peu.


Tout est dualité : Jo (Charles Vanel), au début arrogant et détestable, devient lâche. Mario, un peu idiot mais tête brulée, trouve dans cette aventure un accomplissement, une nouvelle maturité. Mais Jo le lâche n’est lâche que parce qu’il est vieux et, comme il le dit lui-même, qu’il a « de l’imagination » : les cartes sont redistribuées, on ne le condamne pas aussi facilement, au contraire, on va s’intéresser à lui, essayer de le comprendre. Mario (Yves Montand), lui, certes est impulsif et courageux, mais ça ne l’empêche pas d’être d’une tyrannie absolue envers Jo au fur et à mesure du voyage. Et même Bill O’Brien (William Tubs), l’odieux et cynique patron de la société de pétrole, s’il démontre la plus totale indifférence envers la mort de certains de ses ouvriers, insiste cependant pour que les conducteurs des dangereux camions reçoivent une prime conséquente.


Cette dualité, cette interchangeabilité des comportements est ici possible grâce à une composante essentielle et primordiale de ce film : la peur. Ce que filme Clouzot, c’est la peur, viscérale et insupportable, qui colle aux tripes de ces convoyeurs inconscients. La nitroglycérine n’est en fin de compte qu’un prétexte, une sorte de Mac-Guffin poussé à l’extrême, pour montrer que ce n’est finalement que la mort elle-même qu’ils transportent derrière eux. Dès lors, les obstacles vont s’enchaîner les uns après les autres comme dans un film d’aventure classique, mais la précision de la mise en scène, la complexité des personnages, et surtout, la perte totale de repère dans un monde qui n’est pas la leur (en cela, la longue exposition d’une heure était absolument nécessaire), créé l’identification la plus forte qu’il nous ait été de voir : leur peur devient la nôtre.


Le récit ne suit pas un enchaînement classique d’obstacles allant crescendo dans leur difficulté. Cela commence doucement, très doucement même, avec simplement des flaques d’eau sur lesquelles passer. C’est cependant lors de ce passage que la véritable nature de Jo commence à apparaitre. On enchaîne alors directement sur une brusque montée d’adrénaline : la route en mauvaise état sur laquelle il n’y a que deux choix possibles : l’extrême lenteur ou l’extrême vitesse. Il s’agit ici d’un suspens très hitchcockien (le spectateur en sait plus que les personnages) mais qui dégage cependant une atmosphère très différente ; il me faut parler ici du début, vaguement évoqué plus haut.


Le prologue du film, comme on l’a dit, occupe au moins une heure de la durée totale du film (qui est de deux heures vingt). La fonction de ce prologue est triple : d’abord dénoncer en toile de fond la pauvreté et les misérables conditions de vie du pays où se déroule l’action. Ensuite, introduire les personnages de Jo et Mario, ainsi que leur relation maître/esclave (dans les grosses lignes) qui se crée. Enfin, et cette fonction est plus subtile, isoler intégralement les personnages d’une quelconque société civilisée, les plongeant ainsi dans un monde « sauvage » (dans le sens où il n’y a pas vraiment d’ordre établi) où leurs repères sont totalement inexistants. Cette isolation permet vraiment d’instaurer un certain malaise, comme lorsque l’on est dans un pays étranger dont on ne connait pas les règles, qui renforcera d’autant plus l’horreur de ce qui sera vécu.


Reprenons. Après cette route cabossée, ils doivent ensuite passer un virage tellement serré qu’il faut reculer sur un ponton en bois afin de pouvoir manœuvrer ; un énorme rocher barrant la voie et qu’il faut faire exploser ; et enfin, un trou de pétrole créé par l’explosion du camion qui les devançait. Ici, on est très loin du modèle hitchcockien, même si certains tics reviennent (notamment quelques gros plans nous montrant ce que les personnages ne peuvent voir). La tension est surtout obtenue grâce à l’humanité des personnages et un découpage extrêmement savant qui nous montre tout en même temps, créant de ce fait une dynamique de la peur tout à fait unique, malgré la lenteur des évènements. L’effet le plus éprouvant, le plus radical étant atteint avec la jambe écrasée de Jo : en gros plan, on voit clairement un bout de pied rattaché on ne sait comment au reste de la jambe. Ce genre d’effet gore, extrêmement rare par rapport au cinéma de l’époque, et surgissant dans un contexte qui jusqu’ici était plutôt suggéré (notamment la route endommagée, qu’on ne voit pratiquement jamais) crée indubitablement un dégout qui dépasse l’entendement, et c’est à partir de ce moment-là que l’on prend pleinement toute l’horreur du voyage.


La fin du voyage sera sublimée par l’interprétation de Charles Vanel, réussissant incroyablement à nous faire ressentir les derniers instants d’un mourant.


C’est là que le film aurait dû s’arrêter : Mario est arrivé, complètement épuisé et abattu par son voyage, le spectateur est traumatisé, on peut s’en aller. Mais la misanthropie de Clouzot refait surface, son pessimisme prend ridiculement le dessus et tue tout ce qui a été fait jusqu’ici : dans un suprême sursaut égoïste, Mario empoche la prime de Jo, roule à toute vitesse dans la flaque de pétrole où il l’a impitoyablement écrasé, zigzague sur la route en pensant avec bonheur aux retrouvailles qui l’attendent, mais perd le contrôle de son véhicule et meurt. Clouzot, jusqu’ici sans jugements et explorant avec une pertinence rare les effets de la peur la plus extrême sur le comportement de l’homme, abandonne ici toute ambiguïté pour tempérer que l’homme est irrémédiablement stupide, et que malgré les épreuves surmontées il restera ce qu’il est : un être assoiffé d’argents. Certes, il ne convient pas de critiquer les idéaux d’un metteur en scène, mais il est certain qu’ici ils ne trouvent pas leur place : Mario, rendu jusqu’ici si humain, nous apparait alors comme une toute autre personne. Impossible que ce soit lui que nous ayons suivi pendant plus de deux heures. Mais ces deux personnes bien distinctes sont cependant interprétées par le même acteur. Dès lors, comment éprouver de la compassion pour cet être immonde ? Son aventure aux confins de l’horreur devient alors complètement obsolète, complètement anesthésié par le changement radical de ton, et ne devient ainsi qu’un vague souvenir.


Clouzot, dans son irrépressible désir de nous asséner la perfidie humaine, renie tout ce qu’il avait magnifiquement construit jusqu’alors et gâche ainsi ce qui aurait pu être un chef-d’œuvre d’horreur intense pure.

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le 14 janv. 2014

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