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C’est une petite accroche publicitaire trouvée sur Facebook qui pourrait résumer à elle seule toute la série "Black Mirror". Il s’agissait d’une sorte de petit jeu interactif, sur smartphone, qui consistait à suivre les indications données par l’application ; si je me souviens bien, il fallait « switcher » en fonction de la flèche affichée sur l’écran (si la flèche allait à droite, par exemple, il fallait switcher vers la droite), attiré par les petites phrases qui laissaient présager un aboutissement croustillant. Le petit jeu finissait sur une phrase du genre « c’est donc bien vrai que les gens font tout ce que leur smartphone leur dit ! ». Le principe était donc de jouer avec l’utilisateur, de jouer avec son attente, puis de lui délivrer ce final en forme de farce, mais aussi de morale sur le rapport de soumission que peut instaurer l’outil informatique. Amusé, l’utilisateur se disait alors qu’il s’était bien fait avoir, et considérait d’un autre œil son smartphone.


Voilà la supercherie : c’est que pour que ce petit jeu marche, il faut que ce soit le smartphone en question qui ait intégralement pensé et proposé ce petit jeu. Si tel était le cas, en effet, alors l’utilisateur aurait fait la preuve de son aliénation. Il aurait suivi aveuglément les ordres d’une machine, sans se poser la question du pourquoi de ces ordres, ni celle du suivi de ces ordres. Il aurait agi par pure passivité, en se laissant guider. La phrase finale aurait été alors destinée à fonctionner comme un électrochoc, pour réveiller l’utilisateur et lui faire prendre conscience de son aliénation. En effet, tout l’effet du final vient du fait qu’il montre que la réaction de l’utilisateur était PREVISIBLE. Ses réactions étaient attendues depuis le début, étant donné que tous les aliénés se ressemblent, homogénéisés dans leurs réactions par l’outil informatique. Ainsi identifié, l’utilisateur ne peut que se sentir un peu stupide, un peu humilié de se voir ainsi comporter comme tout un chacun – comme un « mouton ». 

Mais le jeu n’a pas été créé par le smartphone ; il y a quelqu’un derrière, un HOMME, qui en est à l’origine. Et c’est de ce fait que l’utilisateur part lorsqu’il se lance dans le jeu : il s’y lance car il reconnaît dans le jeu, ou croit reconnaître, une autre conscience, une autre subjectivité, semblable à la sienne, et non parce qu’il suit aveuglément les ordres donnés par son smartphone. Ainsi, ça n’est pas par aliénation, mais bel et bien par désir de sociabiliser que l’utilisateur s’est engagé dans le jeu : il a placé sa confiance en cet homme, celui qui lui propose le jeu, motivé par le désir de faire COMMUNAUTÉ. Le jeu n’est, pour lui, que la médiation qui permet ce rapprochement.


Du coup cet homme qui a créé le jeu, l’auteur, trahit cette confiance. En effet, son propos sur l’aliénation n’est au final qu’une PERVERSION du désir de sociabilité spontanément éprouvé par l’utilisateur ; perversion en ce sens que l’auteur fait passer ce désir spontané pour une aliénation. L’utilisateur lui faisait confiance, désirait entamer une relation humaine avec lui, et c’est pourquoi il s’était ENGAGÉ dans le jeu. Mais l’auteur ignore délibérément la nature de cet engagement, s’y rend hermétique, et donc annule toute possibilité de relation humaine. Car c’est seulement en se fermant à l’utilisateur qu’il peut assimiler le désir de sociabilité spontanément exprimé par l’utilisateur à une aliénation ; et c’est également seulement ainsi qu’il peut délivrer sa morale finale ; sa morale SPECTACULAIRE , qui a prévu dans les moindres détails les réactions de l’utilisateur. 
En effet, pour pouvoir « prévoir » les réactions de l’utilisateur, il faut garantir le fait qu’il s’engage effectivement ; sans quoi le jeu est inutile. D’où l’utilisation du désir de sociabilité de l’utilisateur. C’est avec ce désir de retrouver un autre être humain au travers du jeu que l’auteur appâte l’utilisateur, et le prend finalement au piège ; au moment où l’utilisateur démarre le jeu, il a déjà perdu ; il n’a plus le choix, il ne peut qu’être aliéné ; son attitude ne peut que le conduire à la phrase finale ; sa confiance l’a perdu. On voit alors se dégager un rapport de domination. L’auteur abuse de l’ignorance de l’utilisateur quant aux fins du jeu ; ignorance déterminée par la confiance que l’utilisateur place en l’auteur. C’est cette ignorance confiante de l’utilisateur qui permet à l’auteur de gagner à coup sûr ; d’être sûr que son message final sera justifié.


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Toute la série "Black Mirror" repose sur ce rapport de domination auteur / utilisateur (utilisateur qui, devant la série, n’est évidemment plus utilisateur, mais spectateur).

Il faut en finir avec ce mythe qui veut que "Black mirror" est une série qui parle de la technologie et des effets qu'elle engendre sur les hommes. "Black Mirror" est une série de petit malin qui n'a jamais parlé d'autre chose que de la supériorité de l'auteur sur le spectateur, de la médiocrité universelle du genre humain en général et du spectateur en particulier. C'est un acharnement sur le spectateur qui s'effectue par le biais des personnages.


En effet, à la fin de chaque épisode, le spectateur se sent toujours plus ou moins sale. Il assiste au fil des épisodes à une débauche de médiocrité, de comportements haïssables, de personnages humiliés, mais il n’aperçoit pas la raison dernière de toutes ces humiliations : les personnages ont certes des comportements terriblement mesquins, sont parfois infiniment méprisables, mais ce qu’ils subissent en retour semble disproportionné par rapport à ce qu’ils peuvent être, et par conséquent semble injustifié. De sorte que les épisodes finissent toujours sur un vide, une interrogation sans réponse ; pourquoi est-ce que cela a eu lieu ? Pourquoi ont-ils dû subir tout ceci ? Et c’est par ce vide que le spectateur se trouve impliqué. Il comprend que le calvaire apparemment gratuit qu’ont subi les personnages a été en réalité offert à son bon plaisir ; que c’est pour lui que les personnages ont été humiliés. A l’instar de la phrase-choc du petit jeu destiné à « réveiller » l’utilisateur sur son comportement aliéné et passif, les scènes finales des épisodes « réveillent » le spectateur et lui font reconsidérer tout ce qu’il a vu en s’interrogeant sur son propre rôle à lui : est-ce que finalement, moi qui ai regardé passivement toutes ces choses horribles, tous ces personnages mesquins se faire impitoyablement humilier, moi qui ai regardé tout ceci SANS RÉAGIR, est-ce que finalement je ne vaux pas mieux que ces mêmes personnages ? Est-ce que mon voyeurisme ne m’abaisse pas au niveau de ces personnages méprisables ?


Le spectateur se voit ainsi comme un VOYEUR ; cette prise de conscience, qui lui renvoie une image peu positive, apparaît comme une petite humiliation. A cette humiliation s’ajoute une deuxième, celle d’avoir été DEVANCÉ dans son attitude par l’auteur ; et donc d’avoir été prévisible. L’auteur savait que le spectateur allait rester jusqu’au bout, il savait qu’en tout spectateur réside un voyeur ; et c’est ainsi que la scène-choc finale ne pouvait être que nécessaire ; le spectateur, qui ne peut qu’avoir un comportement prévisible, est destiné à être « réveillé » par la scène-choc ; réveil qui marche à tous les coups, puisque tout spectateur « s’endort » nécessairement dans son rôle de voyeur. Cette deuxième humiliation consiste donc, comme pour le petit jeu, en la prise de conscience du comportement homogène et de suivisme des spectateurs. Le spectateur est ainsi un VOYEUR, doublé d’un « mouton ».
Mais le procédé malhonnête du petit jeu nous a mis sur la voie : il y a une entourloupe. Celle du petit jeu reposait sur le détournement d’un désir spontané, le désir de créer du social. Ici, l’entourloupe repose aussi sur le détournement d’un désir spontané : LE DÉSIR DE VOIR. Le désir de voir est détourné et transformé en VOYEURISME.


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Toujours dans la perspective d’établir une relation humaine, lorsque je mets en route mon film (ou, en l’occurrence ici, mon épisode), c’est en vue de me confronter à un point de vue particulier sur le monde. Un homme a choisi comme moyen d’expression l’image pour présenter son point de vue, et c’est par le biais de cette image que l’échange va se faire ; c’est par cette image que je reçois ce point de vue et que je l’apprécie ; l’image est, en tout cas dans l’art audiovisuel, la médiation entre deux individus, le moyen qui permet de dialoguer, de partager des points de vue. L’auteur s’est engagé, a engagé sa subjectivité, et à mon tour, en démarrant dans le film, je m’engage dans cette subjectivité qu’il me propose. En sorte que l’acte de démarrer un film, de REGARDER un film, est un acte SOCIAL. Il n’y a rien d’autre dans cet acte que le désir d’instaurer une relation d’ÉGALITÉ entre le spectateur et l’auteur, afin de créer une COMMUNAUTÉ libre, communauté fondée sur le partage d’une vision du monde. 
Par conséquent, si j’ai regardé « sans réagir » les situations horribles, si j’ai regardé « passivement » les personnages se faire impitoyablement humilier, c’était dans l’espérance que tous ces éléments aboutiraient à ou construiraient une vision du monde singulière avec laquelle la mienne pourrait dialoguer ; attitude qui est ainsi très éloignée d’une attitude voyeuriste. En sorte que je ne peux vivre les dernières scènes, celles qui, précisément par cette absence de vision de monde claire qui justifierait et expliquerait le calvaire des personnages, me renvoient mon « voyeurisme », je ne peux les vivre, donc, que comme une PRISE AU PIÈGE : la confiance que j’avais placée en l’auteur a été trahie. De même que pour le petit jeu, l’auteur a détourné mon désir spontané de faire communauté, qui ici s’exprimait par un désir de voir, et l’a transformé en voyeurisme. Et comme, à partir du moment où je démarre l’épisode, je ne peux rien faire d’autre que regarder l’épisode, l’auteur peut tout à fait prétendre qu’il avait « prévu » mon comportement : je savais que tu allais regarder l’épisode jusqu’au bout, et te voilà puni pour ton voyeurisme ; tu ne vaux pas mieux que les personnages que tu regardes.
Voilà l’abus. En somme, pour échapper à l’humiliation, pour ne pas se faire traiter de voyeur, l’auteur ne nous laisse qu’une seule solution : ne pas démarrer l’épisode.


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Pour que la relation entre spectateur et auteur soit réellement égalitaire, il faut que l’engagement des deux soit de même nature ; il faut que ce soit une PRISE DE RISQUE, sur la base de la confiance. L’auteur FAIT CONFIANCE au spectateur, il prend le RISQUE de se soumettre à son jugement ; le spectateur FAIT CONFIANCE à l’auteur, il prend le RISQUE de découvrir l’objet de l’auteur, qui lui est inconnu. Si l’un des deux ne prend pas de risque, s'engage sans prise de risque, la relation de confiance est rompue, et par conséquent de même la relation d’égalité ; il y a alors RAPPORT DE DOMINATION.
La politique de la phrase- ou de la scène-choc finale suppose un spectateur prévisible ; elle ne marche que si le spectateur a EXACTEMENT le comportement que le film attend de lui ; que si, donc, il n’est pas doué de LIBRE-ARBITRE. En effet, si la phrase-choc a pour objectif de me sortir de mon aliénation, il faut que j’aie RÉELLEMENT été aliéné pour que cette phrase fonctionne ; si la scène-choc a pour objectif de me renvoyer mon voyeurisme, il faut que j’aie RÉELLEMENT été voyeur au cours de l’épisode.

Du coup, l'auteur doit garantir cet état de fait ; il doit garantir le voyeurisme du spectateur afin que sa scène-choc de fin soit justifiée. En sorte qu'il ne peut pas s'engager véritablement ; il ne peut pas prendre de risque. Il doit ainsi se reposer sur quelque chose de fiable ; quelque chose qui se reproduit à tous les coups ; et quoi de plus fiable que le regard du spectateur ? Celui-ci (le regard) n'est-il pas, par définition, l'être même du spectateur ? Ainsi, son piège est tout trouvé : le regard du spectateur sera un voyeurisme, son désir de voir un désir de pervers. En ayant de la sorte protégé ses arrières, l'auteur garantit la solidité de son système. Mais par la même occasion, il instaure de fait la relation de domination entre lui et le spectateur. Car il a un temps d'avance sur celui-ci. Il abuse de l'ignorance du spectateur vis-à-vis du contenu de l'objet (en l'occurrence l'épisode), pour garantir le propos moralisateur et accusateur de cet objet. L'auteur est en quelque sorte ce mauvais plaisantin qui fait croire à celui qui a les yeux bandés qu'il n'y a aucun mur devant lui, puis qui lui reproche, une fois que ce dernier vient de se cogner contre le mur, sa trop grande naïveté.


C’est pour cela que je dis que la série est une série de petit malin : il s’agit de démontrer la supériorité de l’auteur sur le spectateur, de montrer que l’auteur avait prévu le comportement du spectateur, avec en substance ce propos qui assimile cette prévisibilité du spectateur à sa médiocrité, à sa mesquinerie : vous êtes bien tous les mêmes, vous qui regardez en jugeant sans vous regarder vous-mêmes ! Vous vous permettez de juger des gens que vous estimez inférieurs, sans vous rendre compte que vous ne valez pas mieux qu’eux ! Vous vous ressemblez tous. Les personnages sont méprisables, et les spectateurs sont au final rabaissés au statut des personnages ; seul l’auteur sort indemne de ce jeu de massacre.

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Certes, de ce fait, l’auteur juge lui aussi le spectateur qui juge. Mais, s’il s’autorise à le faire, c’est que, en tant qu’il a PRÉVU le comportement du spectateur, il a de fait prouvé qu’il le connaissait mieux que lui-même (que le spectateur). Il a GAGNÉ son statut de moraliste, quand le spectateur ne fait que l’usurper. Et c’est ainsi par cette attribution du statut de moraliste, attribution dont nous connaissons maintenant la teneur exacte (la rupture d’un contrat implicite entre auteur et spectateur ; le détournement d’un désir spontané et confiant), mais qui reste inconnu au spectateur prisonnier de l’épisode, c’est par cette attribution, donc, qu’il peut tenir en toute légitimité son propos sur les hommes et imposer sa vision du monde.
L’auteur se montre alors comme celui qui connaît la médiocrité humaine, qui la connaît tellement bien qu’il est capable de la prévoir et de l’anticiper à tous les coups. Il est donc le détenteur ultime de la vérité : quand les hommes s’illusionnent sur leurs pseudo-vertus morales, l’auteur est celui qui leur montrera avec pertes et fracas que ces vertus morales ne sont que pures vanités. Il est celui qui montre que les relations humaines ne reposent que sur la lâcheté, la moquerie, la manipulation, et que donc les hautes vertus morales que la société s’attribuent elles-mêmes ne sont que des oripeaux destinés à cacher cette vérité fondamentale. Il est celui qui dévoile l’HYPOCRISIE fondamentale de la société, hypocrisie qui touche tout le monde, SANS EXCEPTION ; celui qui pense qu’il y a d’autres valeurs que l’hypocrisie ne peut être qu’un idéaliste, un doux rêveur, et finalement lui aussi un hypocrite, car s’illusionnant sur la réalité, maquillant la réalité afin qu’elle lui convienne mieux ; il rêve les hommes meilleurs qu’ils ne sont simplement pour mieux dormir la nuit. Celui qui a un comportement intègre se masque lui aussi la réalité, puisque il a forcément certains côtés sous lesquels il est méprisable, il a forcément commis des actes qui sont honteux sous quelque rapport ; s’il se conduit droitement, ça n’est que par culpabilité, pour se racheter des fautes honteuses qu’il a pu commettre. Ou alors, ce qui est peut-être pire, c’est pour ne pas admettre que la réalité du comportement humain consiste dans la lâcheté, la moquerie, et la manipulation ; pour se constituer en preuve vivante de la fausseté de ce constat, pour nier dans son attitude même cette réalité de la nature humaine.
Il n’y a pas d’échappatoire, personne n’en réchappe ; sauf, bien évidemment, l’auteur ; car lui ne s’illusionne pas sur la réalité de la nature humaine ; certes, cela revient à dire que lui aussi est méprisable ; mais au moins a-t-il le mérite, vis-à-vis de tous les autres, d’être CONSCIENT de cette réalité : il est méprisable, ne vaut pas mieux que tous les autres, mais se SAIT méprisable, et se connaît à sa juste valeur, ce qui le sauve et lui donne une supériorité.
Seul le CYNISME constitue la réponse juste et adéquate.


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Peut-être peut-on essayer de s’intéresser à un cas particulier pour tenter de déterminer comment ces raisonnements tenus plus haut s’incarnent dans les épisodes, en quoi résident les procédés particuliers mis en œuvre par les épisodes qui amènent à ces rapports si singuliers entre le spectateur et l’auteur. Pour cela nous allons nous intéresser à l’un des épisodes les plus abjects de la série, celui de l’épisode 3 de la saison 3, intitulé « Shut up and dance ». L’épisode met en scène des personnages littéralement méprisables et faibles et les regarde se démener dans des situations de plus en plus extrêmes et humiliantes. De par leur mesquinerie et leur pathétique, le spectateur s’identifie difficilement aux personnages. Il éprouve bien évidemment de la pitié envers eux, et ne peut que souhaiter que leur calvaire s’arrête au plus vite, mais il s’arrête précisément à ce rapport de pitié, qui est comme une forme de mépris ; il ne va pas plus loin, son empathie n’est que de pure convention, presque automatique, commandée par la nature des situations et des humiliations. Et c’est précisément sur cette distance entre le spectateur et les personnages, ce rapport de mépris, que l’épisode va compter. Car à la fin, les personnages subissent l’humiliation ultime, celle qui les fait descendre définitivement au-dessous de l’humanité, celle qui achève de les détruire. Pour le spectateur, c’est un choc, qui est d’une telle puissance que ce choc ne peut pas rester sans explication ; il faut au moins que ce « sacrifice » ait été effectué pour une raison, à la limite peu importe laquelle. Mais de raison, il n’y en a pas : l’épisode se termine sur le visage goguenard de monsieur Troll. 
De là vient le vide évoqué plus haut : l’absence de réponses, qui désigne directement le spectateur. Et c’est de cette manière que le spectateur en vient à reconsidérer l’épisode en son entier, et mesure ainsi sa responsabilité dans ce qu’il s’est passé : il a regardé tout ceci sans réagir, sans broncher, il s’est autorisé à mépriser les personnages, il mérite donc bien cette punition que lui réserve à la fin l’auteur de l’épisode. Et c’est aussi de cette manière qu’il se sent inférieur à l’auteur car c’est par ce visage de monsieur Troll que l’auteur manifeste sa présence, qu’il montre au spectateur qu’il savait depuis le début ce qui allait se passer, et combien il avait prévu l’attitude du spectateur.
On voit ainsi un cas particulier de ces abus répétés que l’auteur commet au fil des épisodes : l’acte de regarder assimilé à du voyeurisme, la prise de risque du spectateur trahie, et, finalement, l’avènement de la conclusion qui s’impose : le spectateur est un voyeur et un mouton.


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Cependant, il existe une échappatoire qui permet de sauver le spectateur du piège abject tendu par l’auteur. En effet, pour que la fin fonctionne, pour que la « punition » finale soit méritée, l’auteur ATTEND du spectateur qu’il méprise les personnages ; qu’il les trouve mesquins, méprisables, indignes ; car d’une part, ça n’est qu’ainsi que l’auteur peut lui renvoyer le « tu ne vaux pas mieux qu’eux » ; et, d’autre part, cela renforce sa critique du voyeurisme : en effet, le spectateur pourra alors s’apparenter au spectateur de la cour de récré qui, n’appréciant pas celui qui se fait racketter par les gros durs de la cour de récré, préférera ne pas l’aider, voire même lui attribuer la cause de son propre harcèlement. L’auteur pourra lui reprocher, en quelque sorte, sa « non-assistance » aux personnages humiliés. 

Mais, que le spectateur en vienne à AIMER les personnages, et voilà tout le système déjoué. Sym-pathisant (au sens fort du terme) avec les personnages, le spectateur empathique ne pourra que trouver d’une injustice révoltante le sacrifice final ; et, ne trouvant aucune raison à cette humiliation paroxystique, il ne pourra que tourner ses yeux à l’extérieur de l’intrigue, vers le véritable responsable de ces situations : l’auteur. Et il se positionnera alors aux côtés des personnages, CONTRE leur auteur. L’amour envers les personnages permet de prendre immédiatement conscience du contrat brisé par l’auteur, et donc d’avoir une attitude inverse à celle attendue par l’auteur. Au lieu de mépriser les personnages, et donc de se diriger vers sa propre perte programmée par l’auteur, le spectateur empathique qui aime les personnages se dirigera vers un sentiment de révolte, d’injustice, et par là se sauvera. Car il ne tombera pas dans le piège du mépris et de la moquerie ; il prouvera ainsi qu’elles ne sont pas des valeurs universelles, mais qu’on peut choisir une autre voie.


Du coup, par la même occasion, il signera la perte de l’auteur : car alors, il apparaîtra que le seul mesquin dans l’histoire, le seul manipulateur, lâche, moqueur, c’est lui. De même que la perte du spectateur était la salvation de l’auteur, la salvation du spectateur est la perte de l’auteur. Seulement cette salvation a ceci de différent qu’elle sauve AUSSI les personnages, quand la salvation de l’auteur ne sauvait QUE l’auteur. Et en fait, cette salvation du spectateur est bien plutôt la salvation universelle, puisqu’elle sauve tous ceux qui sont guidés par l’empathie, l’amour, l’humanisme ; et elle perd tous ceux qui cèdent au cynisme. Les cyniques qui aimeraient croire que le monde est guidé par la manipulation, la lâcheté, la moquerie, sont contredits par les humanistes qui non seulement prouvent qu’il n’en est rien, mais qui encore renvoient aux cyniques leurs lâchetés, leurs moqueries, leurs mesquineries, en montrant qu’ils sont LES SEULS guidés par ces valeurs.


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Pourquoi ne pas avoir parlé un peu plus d’esthétique ? Pourquoi être resté tout le long dans ce qui semble être le domaine de l’éthique et de la morale ? C’est que, avant l’esthétique, il y a l’intention, dont l’esthétique, la forme, n’est que la réalisation. Or, ce qui pose problème avec "Black Mirror", en tout cas pour moi, c’est bien cette intention ; d’où la nécessité de se positionner « en-deçà » de l’esthétique, antérieurement à elle. Car, on l’a vu, les problèmes que posent "Black Mirror", les problèmes de rapports entre spectateur et auteur, sont en définitive des problèmes de RAPPORTS SOCIAUX, donc des problèmes POLITIQUES. La série "Black Mirror" dans sa globalité impose une vision du monde avec laquelle je suis en désaccord, de sorte qu’il m’était nécessaire de me positionner sur un plan plus général que les seuls problèmes particuliers de pure forme, et de montrer ces rapports sociaux bien peu reluisants qui se dégagent de cette série. 

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le 18 févr. 2017

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