Luc Besson constitue un des mystères les plus navrants de toute l'Histoire du cinéma : comment quelqu'un dépourvu à ce point de toute sensibilité artistique est-il parvenu à se faire reconnaître précisément en tant qu’artiste ? Comment ce producteur assoiffé d’argent déguisé en metteur en scène a-t-il pu atteindre un tel degré de reconnaissance ? Comment peut-on s’intéresser à Luc Besson quand sa filmographie est sans doute la plus vide de toute l’Histoire du cinéma ? A ces inquiétantes questions, "Léon" nous apporte quelques éléments de réponse.

"Léon" prétend nous narrer la troublante relation qui s’instaure entre un tueur à gage dangereux-mais-gentil-au-fond et une gamine qui-n’est-pas-aussi-gamine-que-l’on-croit.

Essayons d’être de bonne foi : le début est réussi. L’exécution dans l’immeuble de tous les hommes de main d’un chef mafieux, ainsi que l’intimidation finale est un exercice de style brillamment réussi, où le sens du rythme, de la composition, de la lumière, et de la mise en scène confère à toute la séquence un aspect à la fois mécanique et onirique. Léon est transformé en une créature du hors champ, invisible et insaisissable, tandis que les gangsters se débattent dans un cadre étriqué. Ce qui fait que la scène est réussie, c’est la manière dont Luc Besson arrive à instaurer un suspense malgré le fait que les gangsters nous sont pour le moins antipathique.

Bref, voilà tout le bien que l’on pouvait dire de ce film.

Si Luc Besson sait manier le rythme d’une scène, ménager ses effets, créer du suspense, il n’a cependant aucun talent pour raconter une histoire. Pour preuve, les innombrables incohérences qui parsèment le film.

Exemple : à la toute fin, lorsque les hommes de main du méchant joué par Gary Oldman poursuivent Léon à travers l’immeuble, celui-ci se réfugie dans une pièce. On balance des fumigènes, et le décor se perd dans un nuage de fumée. On commence à tirer à l’intérieur, et on s’apprête même à braquer le bazooka, quand soudain, retournement de situation : Gary Oldman ordonne de ne pas s’en servir, prétextant qu’on ne va tout de même pas détruire tout le bâtiment pour ce seul Léon, et qu’il faut que l’armée rentre d’elle-même pour le trouver.

Pourquoi s’agit-il d’une incohérence ? Parce que le méchant nous est présenté comme quelqu’un de névrotique, d’incontrôlable, capable sur un coup de tête de tuer toute une famille. Donc de faire n’importe quoi pour liquider celui qui l’embête. Donc de détruire un immeuble. Cet ordre est donc en total contradiction avec la personnalité du méchant.

Autre exemple : vers le milieu du film, Nathalie Portman retourne chez elle, comme si elle accomplissait une sorte de pèlerinage dans ce lieu traumatique. On en est alors vers le milieu ou les trois quarts du film. Elle et Léon commencent à se connaître, à s’apprivoiser, et on s’est un peu éloigné de l’envie de vengeance qui animait la fillette. La voici donc qui retourne chez elle. Or, qui arrive ici, en même temps qu’elle ? Précisément le méchant du film, dont elle et Léon s’évertuaient à retrouver la trace. En moins de cinq minutes, Gary Oldman fournit rien de moins que son véritable nom, ainsi que le lieu de son travail (donc là où les deux peuvent le trouver). En clair, on a renoué avec l’intrigue au prix du procédé le plus gras et le plus évident qui soit : un personnage qui balance toutes les informations le plus naturellement du monde.

On n’en a relevé que deux, mais on pourrait en trouver plein d’autres ; le but était simplement de pointer du doigt le défaut d’écriture du film. Car ces incohérences en sont évidemment le reflet : pourquoi Besson trahit à ce point la personnalité de son méchant ? Parce qu’il a fourré son héros dans une situation inextricable et qu’il lui faut un moyen de l’en faire s’échapper. D’où cet ordre aberrant qui permet à Léon de se déguiser en l’un des soldats et ainsi de s’échapper inaperçu. Pourquoi Besson arrange-t-il grossièrement cette rencontre entre Natalie Portman et Gary Oldman en plein milieu du film ? Bien évidemment pour ne pas se casser la tête en essayant de renouer avec l’intrigue ; c’est tellement plus simple de faire dire toutes les informations nécessaires au déroulé du film par le biais du méchant !

On pourrait évidemment passer outre ces incohérences, car tout le monde sait que ce n’est pas suffisant, un mauvais film ne se définit pas par ces incohérences, mais on ne peut tout simplement pas parler d’autre chose tellement le film est vide.

Besson voulait nous parler de l’étrange relation qui s’instaure entre la petite fille et le grand tueur. Manifestement, son but était de jouer sur une sorte de malaise en même temps qu’une certaine grâce, le malaise venant de la différence d’âge et la grâce de l’amour qui les unit. Seulement le film en est réduit à une succession de scènes plates et redondantes ne montrant strictement aucune évolution dans les sentiments. Ces scènes ont presque toutes la même structure (à quelques détails près) : 1) tout se déroule normalement puis 2) on commence à plaisanter, ou à parler d’un certain sujet, qui 3) commence à prendre une certaine proportion. 4) Léon prend alors conscience que quelque chose se passe, qu’il éprouve quelque chose de plus que de l’affection pour cette fillette mais 5) l’émotion est aussitôt détruite par un évènement qui survient à la fin de la scène. La scène des déguisements est un exemple parfait de cette structure. Ça pourrait marcher lors des premières scènes, où ils en sont encore à apprendre à se connaître, mais au bout d’un moment, il faut avancer, prendre à bras le corps le sujet, pour arriver enfin à ce mélange de malaise et de beau.

Parallèlement, on suit l’apprentissage de Natalie Portman pour devenir tueur à gage. Là encore, le film ne sait pas quoi raconter : il voudrait aller dans une sorte de politiquement incorrect en mettant un pistolet dans les mains d’une fillette, mais rejette finalement cet objectif en révélant que le pistolet était à blanc… Ce pourrait être une sorte de rébellion des rebus de la société contre les grands du système (un moment ils visent un homme qui gueule dans son portable), un grain dans l’engrenage, non, c’est simplement une gamine avec un flingue. En clair, on ne va pas plus loin que l’idée d’une gamine avec un flingue, on n’essaye pas d’approfondir, de s’amuser avec cette idée tout de même pas commune, on nous balance simplement cette image en espérant que l’on va apprécier le côté « cool » de la chose. C’est là que réside toute l’escroquerie des films de Besson.

Besson ne crée pas des histoires, il crée des idées d’histoire, et ces idées d’histoire il les choisit parce qu’il sait que ce sont celles qui touchera le plus grand nombre. Si Besson nous offre un montage rythmé et agréable, ce n’est pas parce qu’il est intéressé dans le rythme et la composition du plan, mais parce que son public est intéressé par le rythme et la composition. Si Besson nous met en scène des méchants « cultes », c’est parce qu’il sait que c’est ce qui plait au spectateur. A priori, rien de bien méchant à vouloir plaire au spectateur, Hitchcock et Hawks poursuivait le même objectif, mais la différence entre Besson et Hitchcock (mis à part le talent), c’est que Hitchcock veut faire plaisir à ses spectateurs parce que cela lui fera plaisir que ses spectateurs apprécient son film ; alors que si Besson veut plaire à sa public, c’est parce que cela le dirigera plus facilement vers les salles de cinéma, où dans les magasins Fnac où il pourra acheter le DVD. En clair, quand Hitchcock voit son spectateur comme un homme à la recherche d’un bon divertissement, Besson le voit comme un consommateur.

Mais le pire dans tout ça, c’est que Luc Besson ne joue pas le jeu ; les blockbusters nous voient également comme des consommateurs, mais c’est affiché, et les producteurs tout comme les spectateurs sont conscients de ce fait. Besson nous voit comme des consommateurs mais fait comme si il ne nous voyait pas comme des consommateurs ; "Léon" peut finalement se résumer à des fusillades et à une gamine badass qui affronte un méchant tout aussi badass, mais le fait que Besson prétende étudier autre chose relevant plus de l’intime nous le fait passer comme un auteur, à la recherche d’autre chose que du divertissement (manœuvre totalement hypocrite puisqu’il ne cherche précisément que le divertissement). Et toute son œuvre est comme cela, parsemé de pseudo-audaces formelles ou narratives quand il ne s’agit que de vulgaires objets de consommation.

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le 26 avr. 2014

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