Comment devient-on cinéphile ? Comment cultiver cette passion pour ne jamais en perdre le goût ? Autant de réponses à l’objectivité hasardeuse que d’individus tombés dans la marmite pour des raisons aussi diverses que passionnantes. Une marmite où les influences mijotent au milieu des expériences personnelles. Le résultat : des œuvres collées à notre peau qui perdurent dans la mémoire comme ces premières fois qui ne s’oublient pas. Pour certains d’entre nous, Henri-Georges Clouzot y est pour beaucoup. Ses œuvres, souvent imprévisibles, jamais conventionnelles, mêlant maîtrise formelle, perversité atmosphérique et ambition populaire, ont toujours su ménager le public tout en maintenant un certain standing de mise en scène. Et au croisement de ses quêtes de perfection et de son âme torturée, Clouzot signe avec Le Salaire de la Peur un tatouage indélébile dont la noirceur morale n’a d’égale que sa nostalgique beauté.


Beaucoup d’entre nous l’ont découvert, un soir, devant la télévision, un peu par hasard, sans même avoir la moindre idée de la portée émotionnelle que ce film allait provoquer chez eux: d’intenses moments où les poils s’hérissent, les mains se crispent et où la fascination se mêle à l’agitation. Une œuvre qui se ressent donc à chaque instant, au plus profond de sa chair, et appuyée par cette peur suintante que ne dément aucune séquence. Toucher au-delà du physique au moral et à la psychologie en somme : un film doublement efficace donc. Le suspense lui se veut interminable ; une heure et demie où les nerfs craquent, où la tension ruissèle à même la peau, une heure et demie où le spectateur est mis à rude épreuve. Car le film se veut une lente et longue traversée de la souffrance, comme un bras de fer avec un masochisme moral, où tout le monde y perdrait une part d’humanité.


Créer au final une interrogation autour du néant existentiel, de la mort qui nous poursuit, de cette vie en sursis, constamment en équilibre instable entre cette ouverture « tranche de vie » et ces instants de déflagration, entre l’instant présent et le danger à venir. Un leitmotiv obsessif de la mort conduisant tout compte fait à lancer un cinéma sous tension. Car, de ce fatalisme oppressant, l’exposition n’en devient que plus diabolique. Des cafards, la misère, la pluie, la fatigue caniculaire, la faim… Las Pierdas, un lieu qui n’existerait seulement qu’en tant que métaphore d’un monde qui se délite, un purgatoire où les hommes échouent lorsque la société a décidé de les ranger dans la catégorie indésirable. Des gens d’avant, de là-bas, perdus dans leur propre mort, là où le paradis aérien se veut inaccessible et l’enfer du feu pétrolier à portée de main : un ticket de métro, inutilisable, seul rattachement à la société pour Montand. Des Hommes qui continueraient donc de mourir une seconde fois.


Et dans cette exposition à la frontière du documentaire, Clouzot semble vouloir nourrir la fiction de cette dimension sociale, une sorte de synthèse de la misère de ces pays latins américains, là où les violents contrastes sociaux s’écorchent face à l’emprise capitaliste (les Etats-Unis censureront d’ailleurs toute la première partie du film). Tout un film de dominations, où l’argent écrase l’humain, où le riche prospère dans la misère du pauvre, et où l’apparente solidarité se désagrège face à l’individualisme. Dans cette avidité déshumanisante, Le Trésor de la Sierra Madre n’est jamais loin. Même la Femme en est réduite à son animalité : « C’est son jour de sortie » annonce Yves Montand, comme pour appuyer ces (contre)-plongées souveraines où Vera Clouzot nettoie le sol, à quatre pattes, acculée à la servilité, et à l’objet d’attraction sexuelle. Presque une sorte d’enfer masculin où sous les amitiés sadomasos règne une véritable homosexualité latente, là où la seule femme, n’est qu’une insaisissable beauté rongée par la folie : Mario et son débardeur, des corps luisants de sueur, érodés par la douleur, plongés dans une mare de pétrole, non sans rappeler une certaine scène du bain dans Spartacus, la brutalité en plus.


D’autant plus qu’à ce pessimisme apparent quant à la nature humaine, Clouzot transforme son film d’aventures en véritable cinéma politique, brut, boueux, où le Mal capitaliste se diffuse progressivement dans la folie de ses personnages. Comme pour témoigner d’une réalité qui les éclabousserait jusqu’à ce que l’espoir d’évasion meure dans un dernier soupir : « La palissade. Qu'est-ce qu'il y avait derrière ? –Rien ». Toute l’exposition, dans son insolente longueur, ne contribue que mieux à renforcer cette déshumanisation : une construction perturbante à première vue, mais d’une incroyable subtilité. Car la première partie est celle des apparences, des lisses surfaces, des beaux parleurs et des solidaires espoirs ; avant que la seconde égratigne le tout en révélant la vraie nature de l’Homme, mise à nue par la Peur inversant les rapports de forces.


Une Peur qui se puise dans cette soif d’absolu, là où le dollar est la première cause de mort. Deux camions, quatre hommes, des jerricanes de nitroglycérine, et la mort dans chaque seconde. Tout tend à l’oppression alors même que le ressenti se devrait être presque anti-claustrophobique. Et pourtant là est tout le paradoxe, dans ces extérieurs en fuite, de grands espaces confinant l’Homme au néant, à l’hostilité même du décor, jusqu’à ce que le risque devienne partie intégrante de celui-ci : là réside tout le talent de Clouzot, à savoir de façonner chaque avancée en une infernale épreuve, une question de vie ou de mort, aussi bien pour ses personnages que pour les spectateurs. Ainsi, la lâcheté de Jo est nôtre, comme au final notre compromission dans l’inévitable passivité face au destin des personnages. Un destin qui nous tourmente, qui nous écartèle au milieu de cette Nature Morte, poisseuse, et rocailleuse ; à l’image de cette scène de « manœuvre sur pont instable » ou du « rocher détonant », du sensationnel spectacle s’approchant d’une véritable torture mentale.


Plus encore, toute la tension, tous les frémissements de l’œuvre pourraient se condenser en une seule scène, d’amour-haine, où Montand et Vanel doivent traverser une mare de pétrole : le sadisme à son paroxysme, pour un symbolisme des plus évocateurs. Une sorte d’arrêt brut dans la course effrénée, où tout se noie dans le nihilisme. Continuer à avancer pour la couleur noire de l’argent en dépit des amitiés, qui se brisent comme une jambe sous une roue de semi-remorque. La scène se veut lente, interminable, et profondément mémorable, avant que la réconciliation n’aboutisse à une forme de résignation. Il est trop tard, car survivre à la mort peut en être la porte d’entrée. Tout comme ce final de zigzags émotionnels, où la joie de la survie et la valse en montage Cut animent le Beau Danube Bleu d’une chute quasi libératrice. Et dans ce climat où tout semble pouvoir exploser au moindre choc, on pourrait y voir une métaphore même de la création de Clouzot, à l’image de ce projet avorté sur le Brésil : une sorte de voyage intérieur du réalisateur et du cheminement de son film ; chercher une perfection dans l’aboutissement de l’échec en somme. Clouzot face à la confession du miroir, vulnérable sous son apparente brutalité.


A mi-chemin entre la poésie et les ténèbres, il y a pourtant dans Le Salaire de la Peur quelque chose d’infiniment beau qui ne s’apprécie qu’avec une certaine nostalgie : cette texture, ce grain, ces plans lumineusement contrasté, etc. Et pour reprendre les mots si justes d’Henri Magnan: « s’il est vrai qu’un bon sonnet vaut mieux qu’un méchant long poème, je ne crains pas de dire que le long poème de Clouzot est préférable à un bon sonnet ». Car son Salaire de la Peur est d’une poésie brute, la plus noire, et la plus pourpre d’entre toutes. Une sorte de carte postale que n’aurait pas reniée Camus, là où tout converge vers l’échappée d’un « condamné à mort ». Un peu comme du Céline aussi, au fond froid, pessimiste, épique, mais au cœur rayonnant de beauté. D’autant plus que l’écriture de Georges Arnaud est quant à elle profondément cinématographique, faite de ces moments bruts, secs, et ambigus.


De quoi attirer l’œil nerveux de Clouzot où la caméra saisirait les mouvements des plus Grands pour les condenser dans une spectaculaire singularité, là où évoluent des ombres sans couleur, pour un film de textures, de moiteur. Car la caméra a son mot à dire, de façon à ce que les dialogues s’attachent à ne jamais alourdir l’esprit des Images. Des images dont l’influence germanique se fait ressentir ne serait-ce que sur la précision du cadrage et l’utilisation du clair obscur. De l’art véritablement plastique en définitive. Saluons aussi le magnifique travail des opérateurs qui ont su faire de la Camargue une vision encore plus moite, plus caniculaire que le Brésil lui-même. Et à cette Obsession des Images, Clouzot se veut porter en germe un style « à l’américaine » qui permet au Salaire de la Peur de s’insérer au niveau international.


Puisque qu’il serait important de nous rappeler que tous les chemins mènent au Salaire de la Peur. Une œuvre à la portée aussi intense qu’un Voyage au bout de l’enfer. Friedkin en colorisera d’ailleurs la noirceur dans son magnifique et puissant Sorcerer, tout en y amplifiant les ambitions ne serait-ce qu’à travers son intense séquence du pont sur fond de tempête tropicale. Et l’on oublie bien souvent que John McClane a tout de la réinvention/ américanisation du personnage d’Yves Montand : de la sueur imprégnant son débardeur à la charismatique détermination, seul change l’objectif : la pureté de l’amour contre l’aliénation du dollar.


Retenir son souffle, se pétrifier de magnétisme et se noyer dans sa propre sueur. Autant dire que Le Salaire de la Peur ménage positivement son public, non seulement dans la tension mais aussi dans la poésie et l’attachement. Un film à l’image de son réalisateur, un cinéaste dont la quête de perfection et de cinéma n’a jamais cessé d’alimenter sa légende de maniaque obsessif, cruel et mystérieux. Son œuvre transpire la virtuosité et le désespoir. Et une fois qu’on a goûté à cette fatalité noire, plus rien ne pourra nous dévier du chef d’œuvre à sillonner. Car contempler Le Salaire de la Peur, c’est un peu être au volant de sa propre cinéphilie, variant au fil des virages et des butées, entre obstacles et grandeur d’une œuvre à l’aura éternelle. Comme si tous ces instants de grâce étaient voués à exploser à un moment ou à un autre du voyage. Un voyage sans retour, puisque comme tout cinéphile le sait, le Cinéma est une maladie sans remède, un enchantement sans issue. Ne reste qu’à admirer à jamais ce gigantesque moment de cinéma, où Clouzot se rêve déjà à réaliser son Enfer. Finalement, encore et toujours l’histoire d’un monde qui en serait réduit à un No Man’s Land


Noir comme le mazout, explosif comme de la nitro


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