Entre les violents et si scorsesiens Affranchis et Casino, Le temps de l’innocence a tout de la parenthèse incongrue : film d’époque, mélo adapté d’Edith Warton, le projet garde un lien ô combien précieux avec le cinéaste, le portrait de New York, cette fois à la fin du XIXème siècle : une autre facette, un autre milieu, avant la plongée aux sources prévue depuis si longtemps, Gangs of New York.
Scorsese s’attaque donc de front à la question du classicisme : par l’attention portée à une reconstitution méticuleuse, calquée sur le soin avec laquelle la classe dirigeante s’expose dans ces grandes réunions protocolaires de l’entre-soi. L’opéra ouvre le film, et le défilé des robes, des gros plans sur les bijoux ouvre le ballet ininterrompu des salons et des festins, jusqu’à la nausée émotionnelle et existentielle des protagonistes.

Cette attention portée au code, qui rappelle l’obsession fastueuse du Guépard, s’accompagne d’une forme toute littéraire : la voix off, extrêmement présente, est teintée de la même ironie précieuse que celle qui accompagnait Barry Lyndon, connaisseuse du milieu et subtilement sarcastique quant à ses dérives, à l’image de cette grand-mère trop grosse pour pouvoir quitter son appartement.
Mais à la différence du Guépard, l’aristocratie américaine n’est pas un monde qui meurt : c’est un univers figé, morbide, même, mais paradoxalement très vivace lorsqu’il s’agit de défendre son inertie codifiée : c’est là tout le récit du Temps de l’innocence.

It’s stupid to have discovered America and made it a copy of another country

...assène Olenska, témoin d’abord amusée de ce monde, sorte de paria en instance de divorce et qui va emporter le cœur de Newland Archer, lui-même fiancé à l’une des plus hautes familles de la ville. Les circonvolutions des sentiments face à l’ordre établi, un système prêt à dévorer ses illustres représentants vont filer la destinée de ces deux personnages.

Le grand parti pris, dans ce mélo pour le moins éculé, réside dans l’économie de ton. Si la passion dévore, elle l’est toujours derrière le rempart des conventions. De ce point de vue, il est intéressant de comparer le film aux Liaisons Dangereuses de Frears, avec la même Michelle Pfeiffer : moins acerbe, moins volontairement noir, Le Temps de l’innocence y gagne pourtant en intensité émotionnelle, dans le jeu des regards fantastiques échangés par les personnages, ou la fausse innocence que met en place met May (Winona Ryder) pour maintenir les liens sur son mari, soutenue par toute la communauté, et qui fera dire à la narratrice :

He was a prisoner in a armed camp.

Cette dévoration silencieuse, à grand renfort d’hypocrisie et de silences qu’il faut savoir décoder, est le grand miroir que tente de traverser Scorsese. L’obsession pour les tableaux, qui vont jusqu’à contenir Olenska devenue une silhouette dans un jardin figée par un peintre, achève cette pétrification généralisée. C’est la raison pour laquelle Newland appelle de ses vœux le fait qu’Olenska se retourne face au tableau de la mer : qu’elle s’extraie de la toile pour devenir un personnage libre ; c’est ce qui explique, enfin, que la fenêtre de l’appartement soit un obstacle infranchissable, dont la seule contemplation sera l’objet d’un aveuglement de lumière, souvenir d’une étincelle perdue. Newland, en homme de loi, l’incarne et sera par là-même son meilleur bourreau. Cette violence feutrée, une grande nouveauté pour le cinéaste, est d’une force imparable : c’est l’effondrement de braises dans un âtre, le double sens d’une réplique apparemment anodine, et l’apprentissage tragique au renoncement.

You gave me my first glimpse of a real life. Then you asked me to go on with the false one. No one can endure that.

Cette déchirure des êtres face à des enjeux qui les dépassent, sur le modèle de La Route de Madison ou de Two Lovers, sous le jeu impressionniste des lumières tamisées, fait du Temps de l’innocence une incursion éblouissante sur le terrain du mélodrame. Scorsese parvient ici, mieux que jamais, à investir le tableau figé d’une époque pour en faire frémir les contradictions et les élans contenus.


Genèse du film, analyse et extraits commentés du film lors du Ciné-Club : https://youtu.be/OrOt251-0M4

Sergent_Pepper
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Historique, Psychologique, Social et Famille

Créée

le 9 mai 2023

Critique lue 4K fois

94 j'aime

8 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 4K fois

94
8

D'autres avis sur Le Temps de l'innocence

Le Temps de l'innocence
Rawi
7

C'est l'histoire d'un mec...

...et de deux femmes. La question mystère qui entoure ce film quand on s'intéresse un tant soit peu au cinéma est : "Qu'est ce qui a pris à Martin de vouloir adapter un roman d'Edith Wathon ?" Ce...

Par

le 13 oct. 2015

60 j'aime

4

Le Temps de l'innocence
Ugly
8

High Society

Avec ce film à costumes, le maître du polar urbain torturé opérait un surprenant virage et désarçonnait ses fans, car on est dans la très haute bourgeoisie newyorkaise des années 1870, totalement à...

Par

le 16 nov. 2019

38 j'aime

29

Le Temps de l'innocence
Pom_Pom_Galli
5

Critique de Le Temps de l'innocence par Pom_Pom_Galli

Je n'ai jamais été très fan des films en costume. Surtout quand à l'intérieur de ces costumes on y trouve d’insupportables bourgeois genre "huhuhu, je pète dans la soie et je regarde l'opéra avec des...

le 1 déc. 2013

22 j'aime

1

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53