Noir.
Comme la pièce dans laquelle vous vous trouvez. Noire.
Comme le film que vous allez regardez. Noir.
Comme l'écran que vous fixez intensément. Noir.
Une chanson s'élève, chantée par un enfant. Une voix lumineuse qui vient vous éclairer dans le noir... Le superbe O Willow Waly, composé par un Georges Auric au sommet de son art. Musique lancinante, musique envoûtante, musique pure. Chanson paisible interprétée par un enfant. Et pourtant, dans ce noir oppressant, elle distille déjà un léger malaise...
Dans le noir, des mains jointes s'élèvent, s'ouvrent, se referment, se pressent l'une contre l'autre. Le générique commence, mais s'il y a une chose qui n'attire pas votre attention, ce sont les noms qui s'affichent. Vous savez que le récit est adapté d'Henry James par Truman Capote, que le film a été réalisé par Jack Clayton, encore inconnu à cette époque, vous savez que Deborah Kerr va encore une fois vous transporter. Non, votre regard est obsédé par ces mains. Ces mains qui ne parlent pas, mais qui disent tout. Ces mains jointes dans une prière silencieuse, mais intense... et troublée. Des mains qui traduisent tout le désarroi d'une femme... Son visage apparaît. Est-elle sensée ? Est-elle folle ?
Le délicieux et hypnotisant visage de Deborah Kerr. Celle sur qui reposera tout le film. Celle qui transcendera le film par la subtilité et la délicatesse de son jeu. L'hallucinée, l'hallucinante Deborah Kerr. Mais c'est un visage torturé qu'elle offre à nos regards, un visage de femme tourmentée. A quoi pense-t-elle ? Est-elle sensée ? Est-elle folle ?
Une voix déclare : "Tout ce que je veux, c'est sauver ces enfants... Pas les anéantir. J'aime ces enfants par-dessus tout. Plus que toute autre chose !". Le malaise s'installe. De quel amour parle-t-elle ? Amour filial, amour charnel ? Un oiseau chante, il chante l'innocence, mais au fond de vous, ce que vous entendez avant tout, c'est la douleur de cet être sensible qui vous exprime son désarroi, et... son désir ? Est-elle sensée ? Est-elle folle ?
Mais voilà que commence le récit. L'ouverture n'a même pas duré 3 minutes, mais vous auriez voulu qu'elle continue encore et encore. Une des plus grandes ouvertures de toute l'histoire du cinéma, ou en tous cas, du cinéma fantastique. Mais ne vous en faites pas, l'insouciance et la gaieté qui s'installent au début du film ne sont que provisoires.
Rien que de très classique, cette histoire: un homme demande à Miss Giddens, une gouvernante nouvelle dans son poste, de bien vouloir garder ses neveux, orphelins, dont il n'a guère le temps de s'occuper. Elle aura les pleins pouvoirs. Angoissée ? Evidemment, c'est son premier essai. Mais heureuse. S'occuper des enfants est ce qu'elle préfère. Son entrain cache-t-il de mauvaises intentions, ou est-ce la pensée du spectateur qui vagabonde là où elle ne devrait pas ? Pourtant, le titre est là: Les Innocents. Si les enfants sont innocents, c'est qu'ils sont tenus à l'écart de choses inavouables, mais lesquelles ? Et d'abord, sont-ce bien les enfants dont Miss Giddens va s'occuper qui sont désignés par le titre ?
Dès leur première apparition, on n'a guère le loisir d'en douter. Le premier visage croisé par Miss Giddens au manoir où elle va résider est celui de Flora, une petite fille en robe blanche, qui veille prudemment sur une tortue qu'elle ne quitte jamais. Quant au garçon, il vient d'être renvoyé de son pensionnat à cause de son inconvenance. Innocent, Miles ? Pas pour ses supérieurs, en tous cas. Pourtant, dès son apparition, la solution s'impose d'elle-même. La direction du pensionnat s'est forcément trompé. Ce ne peut pas être ce jeune garçon, si aimable, qui pourrait avoir tenu des propos inconvenants... Ou alors, c'est Miss Giddens qui n'y comprend plus rien.
Tout s'annonce bien. Le manoir est beau, les domestiques accueillants, les enfants agréables...
Mais voilà, en coupant des fleurs dans le jardin, Miss Giddens aperçoit un homme en haut d'une tour désaffectée du manoir. Son esprit lui joue-t-il des tours ? Est-elle sensée ? Est-elle folle ?
Il n'y a que Miles, là-haut, qui joue innocemment avec des colombes... Non, cela n'a aucun lien avec lui. Pourtant, elle est sûre de l'avoir vu, cet homme ! Et voilà qu'en jouant à cache-cache avec les enfants, elle revoit ce visage masculin. Est-elle sensée ? Est-elle folle ?
Non, cette fois, elle en est sûre, elle l'a vu ! Il y a même sa photo, là-haut, dans le grenier !
Impossible. Il s'agit d'un ancien domestique, mort dans des circonstances troubles. D'ailleurs, sa mort semble avoir coïncidé à peu de choses près avec le suicide de son amante, femme de chambre au manoir. Peut-être celle qui marche dans les couloirs, silencieusement... mystérieusement... Amante avec qui il n'hésitait pas à faire de vilaines choses au grand jour... et tant pis si les enfants les apercevaient ! Auraient-ils perdu leur innocence à cause de ces domestiques sans scrupules ? Serait-ce la raison de ces désirs charnels que semble développer Miles de manière précoce ? Ou est-ce juste l'esprit de Miss Giddens, qui lui joue des tours ? Est-elle encore sensée ? Est-elle déjà folle ?
Mais si le but de ces esprits malfaisants est de s'emparer de l'esprit de ces enfants, de ces petits être innocents, le devoir de Miss Giddens est de tout faire pour les en empêcher ! Elle ne lachera pas prise. Quitte à être prise pour une folle, que cela sauve ces enfants. Mais conserver l'innocence de Miles et Flora est-elle bien la vraie raison de l'attachement de Miss Giddens ? Ou cache-t-elle des désirs plus troubles ? Les apparitions de ces inquiétants fantômes ne seraient-elles pas qu'une projection d'un autre fantôme bien pire que ce qu'elle croit : le désir ? Un désir trouble qu'elle n'oserait même pas s'avouer à elle-même, désaveu qui lui ferait perdre la raison. Est-elle vraiment sensée ? Est-elle folle ?
Les couloirs de cet immense manoir ont tout pour lui faire perdre la tête. Surtout lorsque des voix viennent la tourmenter... Elle s'égare, et vous entraîne dans sa ronde folle. Les couloirs et leurs fantômes vous font perdre tous vos repères. Surtout lorsqu'ils sont magnifiés par la superbe photographie de Freddie Francis, qui sait comment s'y prendre pour déranger le spectateur, et suggérer une ambiguïté parfaite en quelques plans. Miss Giddens s'égare. Les enfants rient. Se moquent-ils d'elles, ou ne se rendent-ils tout simplement pas compte de ce qui cause son égarement, de la présence d'êtres maléfiques dans cette demeure ? Mais ces êtres existent-ils autre part que dans l'imagination de Miss Giddens ? Est-elle sensée ? Est-elle folle ?
Durant tout son film, Jack Clayton saura maintenir cette atmosphère sombre, inquiétante, ambiguë et troublante... Pas besoin de grands effets spéciaux, pas besoin de grands effets de manche.
Juste une sobriété de ton qui vous permettra de rester accroché à votre écran, en sachant qu'à aucun moment, le film ne basculera dans le grandiloquent.
Juste une garantie que le film saura rester d'une pureté incroyable quand il suggère une perversité cachée, qui s'infiltre dans les moindres recoins de votre esprit.
Juste une légère ambiguïté qui grandira dans votre esprit, qui grandira jusqu'à vous tourmenter tout le film durant.
Juste la sensation d'être en train de regarder une perle du cinéma fantastique... un chef-d'oeuvre. Un chef-d'oeuvre qui vous enveloppera, jusqu'à vous en faire perdre vos sens.
Êtes-vous encore sensé ? Êtes-vous fou ?