Ça fait un moment que je songeais à parler de ce film. Les mots peinaient et peinent encore à sortir d'ailleurs. J'aime beaucoup les films d'horreur à ambiance en général, et je pense sincèrement que j'y ai trouvé en Les Innocents un des véritables maîtres du genre. Un genre mourant d'ailleurs, comme beaucoup l'ont remarqué, qui a laissé sa place de nos jours au cinéma d'horreur souvent grand-guignolesque, prenant son public pour les chats des vidéos YouTube qui sursautent à 20 mètres au moindre "bouh", privilégiant les jump-scares faciles et les personnages en mode "Tiens, si j'allais passer mes vacances dans cette sombre cabane perdue dans les bois, y a aucun risque" au détriment de l'ambiance. On retrouve quand même de bons successeurs comme It Follows, mais hélas bien trop rares.
C'est pourquoi en ces temps de crise, tomber sur un film qui me réconcilie avec le domaine de l'horreur fait franchement du bien. Déjà, quand un film commence direct à mettre son spectateur dans une ambiance de malaise avant même l'apparition du logo ou du générique, c'est fort. Avec cette chanson enfantine qui se fait entendre doucement sur un écran noir long de presque une minute, sur un air aussi troublant qu'envoûtant. Et puis arrive le générique où les noms défilent à côté d'un plan sur des mains jointes, celles de Deborah Kerr avant que son visage tourmenté ne finisse par apparaître, laissant s'échapper des propos d'une étonnante ambiguïté. Voilà, en trois minutes, Les Innocents envoie au tapis à peu près tous les films d'épouvante du XXIe siècle.
L'idée du scénario, quand elle est lue dans les grandes lignes, semble assez conventionnelle c'est sûr. Et pourtant ce n'est pas vraiment ce qui importe dans l'ensemble, en voyant le résultat, c'est surtout de remarquer avec quel talent l'habileté de l'écriture parvient à jouer avec nos nerfs. Ou comment pousser le terme de l'horreur psychologique à son paroxysme. Tout porte à croire que les événements fantastiques qui se déroulent sont vrais. Tout... ou presque. Et c'est là qu'intervient le fabuleux jeu de Deborah Kerr dans le rôle de la gouvernante Miss Giddens, dont la folie traverse peu à peu l'écran et commence elle-même à semer une autre forme d'interrogation par chez le spectateur.
Jack Clayton joue merveilleusement sur les deux registres, le fantastique se mêlant au psychologique d'une formidable façon. Par les atouts de sa remarquable mise en scène, jouant non seulement sur son ambiance aussi sobre qu'elle est redoutable mais aussi sur le sens des détails, le réalisateur n'a aucune difficulté à instaurer le doute sur tous les tableaux. Y a t-il un véritable tourment qui plane au-dessus des têtes de ces deux sales gosses trop gentils pour être honnêtes (d'autant qu'ils changent souvent de sujet) ? Où est-ce la folie de Miss Giddens qui a pris le pas sur tout le reste ? Du début à la fin, le spectateur est invité à juger de lui-même. Et ce serait un euphémisme que de dire que le traitement du récit est effectué avec une intelligence hors-normes.
Un travail sur la psychologie couplé de main de maître avec une ambiance fantastique aux petits oignons, rappelant qu'il est toujours bon de jouer sur l'absence de gros effets de styles horrifiques et de privilégier une atmosphère aussi pure qu'elle en est étouffante. Ce qui nous permet aussi de profiter de la délicieuse photographie, profitant pleinement parti du noir et blanc en nous gratifiant au passage d'un excellent jeu des lumières. En fait, il reste important de souligner à quel point Jack Clayton parvient à tirer profit de tous les aspects du métrage pour en faire ressortir de l'angoisse. Le travail sonore, les décors de jour comme de nuit, et bien sûr les acteurs, car outre la sublime Deborah Kerr, les deux enfants campés par Pamela Franklin et Martin Stephens sont aussi charmants qu'ils sont flippants, et distillent toujours plus le doute et l'ambiguïté dans leur façon d'agir.
Concrètement, je n'avais pas pris une telle claque dans le domaine depuis... peut-être l'intouchable Psychose en fait. Et si Les Innocents est si réussi dans son registre, c'est parce qu'il a tout compris à comment être une expérience brillante et mémorable. Un chef-d'oeuvre qui sait manier la peur à la merveille, et qui sait nous rappeler que finalement, dans ce récit, en ce qui concerne la provenance de l'horreur, tout est une question de point de vue. Le point de vue de Miss Giddens bien sûr, mais aussi et surtout le point de vue du spectateur.