Voici un grand classique français qui sur un scénario de Jacques Prévert, traite d'une fantaisie médiévale. Le film a été réalisé sous l’Occupation, aussi, Marcel Carné et Jacques Prévert choisissent une période la plus éloignée possible pour contourner la censure mais la métaphore avec le présent de 1942, bien que subtilement cachée, est certaine : le Diable c'est Hitler, et le film prône la résistance pour triompher du mal. La dernière scène du film en est le meilleur exemple, au moment où le Diable descend sur Terre pour reprendre la situation en main après l'échec de ses 2 créatures envoyées pour semer la haine et le désordre : il transforme les amants maudits en statues de pierre, mais il entend leur coeur qui continue de battre. Le message de Prévert est simple : l'amour est plus fort que tout, plus fort que le mal, et le Diable n'y peut rien malgré tous ses artifices.
Ce qui caractérise les Visiteurs du soir, c'est une sorte de tendresse innocente, une certaine langueur, une atmosphère un peu éthérée et surtout la poésie populaire et subtile de Prévert propre aux récits intemporels, c'est l'incarnation sans doute la plus parfaite du réalisme poétique de Marcel Carné, qu'il démontrera aussi de belle façon dans les Enfants du paradis.
Tourné du côté de Nice, le film est assez atypique à l'époque sur le plan formel : plutôt que de se livrer à une reconstitution montrant l’usure du temps, Marcel Carné opte pour des décors propres et nets, des décors épurés symbolisés par le blanc éclatant des murs du château du baron Hugues ; ce décor a donc l'apparence de la pierre neuve tel qu'elle pouvait apparaitre au Moyen Age, car le film est quand même situé dans une époque médiévale, c'est un film à la fois historique et fantastique, voire féerique. Cet environnement renforce à la fois son caractère onirique et l’allégorie du présent.
L'interprétation est inoubliable : Arletty est superbe en beauté androgyne, Alain Cuny est le ménestrel amoureux, Fernand Ledoux est le débonnaire baron et châtelain, Marcel Herrand brille comme souvent à cette période dans un rôle de seigneur arrogant, mais celui qui rafle tout c'est bien évidemment Jules Berry, prodigieux en Diable cabotin, cynique et plein d'esprit, il livre probablement sa meilleure performance. Les Visiteurs du soir connut un grand succès dès sa sortie, je l'ai vu dans un ciné-club alors que j'étais très jeune dans les années 70, et il est resté depuis mon film préféré de Carné (à égalité avec Drôle de drame), loin de ses drames sociaux comme Quai des brumes, Hôtel du Nord ou le Jour se lève qui par leur aspect sombre rebutaient l'ado que j'étais.