L'emprise des sens
Un des rares Cronenberg qu'il me restait à voir, mineur me diriez vous ? Et bien pas tant que cela, disons qu'il se place dans une bonne moyenne au cœur d'une filmographie ne manquant pas d'œuvres de...
le 20 janv. 2015
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Au début des années 90, Cronenberg prend un nouveau virage. Alors que les seventies étaient la décennie des expérimentations autant cinématographiques que corporelles, que les eighties lorgnaient du côté de l’horreur corporel (courant - si l’on peut le qualifier ainsi - dont il est le maître, l’instigateur), les nineties se recentrent sur une des thématiques chères au réalisateur, mais sous-exploitée durant les deux décennies précédentes, à savoir l’esprit.
Certes, les rapports corps/esprit sont toujours au cœur de la filmographie du jeune David, pourtant ses années 90 s’ouvrent sur des films plus cérébraux et dans un sens, moins organiques (encore que !).
M. Butterfly est un drame psychologique, qui à première vue, n’a rien d’une œuvre cronenbergienne. À bien des égards pourtant, ce film rassemble des éléments cronenberg-friendly.
Cronenberg porte à l’écran ici une pièce de théâtre écrite par David Henry Hwang. Ce dernier se charge d’écrire le scénario, ainsi l’âme créative, inventive et originale du dramaturge est préservée.
Les adaptations ne m’enchantent guère, mais quelque chose me chagrine et m’agace profondément : René Gallimard est un personnage FRANÇAIS qui parle ANGLAIS avec sa femme qui est FRANÇAISE. Mademoiselle Song est chinoise et parle ANGLAIS avec sa gouvernante qui est également CHINOISE. Mon dieu, ce n’est pas comme si uniquement les acteurs anglophones savaient jouer, ce n’est pas comme si la langue anglaise était la seule langue existante… La logique commerciale prévaut-elle sur l’Art ? Hélas, oui, et c’est même parfois intériorisé par les auteurs eux-mêmes. Passons.
Une phrase du protagoniste (René Gallimard donc) interprété avec force et justesse par l’antipathique mais pas moins talentueux Jeremy Irons résume parfaitement le film :
Je suis un homme qui a aimé une femme créée par un homme.
L’histoire peut laisser incrédule tant elle semble invraisemblable pour le commun des mortels, et pourtant elle est inspirée de faits réels.
Il y a une réelle dichotomie entre la vision du protagoniste et la vision du spectateur face à l’apparition - presque divine - de Song Liling (John Lone). Aux yeux de René Gallimard, cette apparition est telle une étoile esseulée qui brille dans le ciel aux côtés des nuages gris et angoissés. Pour le spectateur, plus perplexe, il n’y a pas de doute : cette femme est un homme. Des traits certes fins, mais un visage criant « masculin ! », une voix suave et un physique assez troublant. Cet homme qui se travestit ne le fait pas par liberté, non, il le fait à des fins politiques et diplomatiques dans un contexte de tensions où la France vient de perdre la Guerre d’Indochine. On est donc loin d’une quête identitaire, à la Laurence Anyways où le physique est le reflet du ressenti.
Ainsi, le protagoniste devient un instrument à son insu, il croit dominer (la fameuse domination occidentale et l’assouvissement des fantasmes raciaux) alors qu’il est victime de la fascination pour cette « femme ». Son esprit lui joue des tours, il ne réalise à aucun moment qu’il s’agit d’un homme, qui plus est d’un espion, parce que dans tous les cas « C’est le mensonge que j’aimais ».
La « femme » (figure maléfique chez Cronenberg) profite de la candeur maladive du héros pour servir les intérêts de son pays, pays qui s’apprête à vivre sa révolution culturelle (oubliez la culture…).
Ainsi, c’est la petite histoire qui entre dans la Grande. Une relation intime qui a en réalité des répercussions diplomatiques. Il faudra attendre un procès (dans la France de 1968) pour que René Gallimard réalise la nature de la supercherie.
M. Butterfly est un film d’espionnage et par extension sur les apparences. Les visages sont maquillés (voir scène finale, incroyable), les individus sont déguisés, l’identité est altérée. Les apparences sont également étudiées par le prisme du choc des cultures. Un occidental voit une orientale comme un objet du désir, elle est prude, délicate, réservée et pudique. L’occidental est lui extraverti, dévergondé, impur, presque vicieux. Chacun a son regard sur l’autre, en fonction de ses stéréotypes, qui ne seront pas en réalité amenés à être questionnés, comme on pourrait l’imaginer.
D’ailleurs, René Gallimard entame son monologue de fin - ses adieux théâtraux - par la déclaration suivante : « J’ai une vision » et l’achève de la manière la plus cronenbergienne possible : dans le sang.
Cronenberg aime mettre en scène la mutation des corps, au sens propre (voir Frissons, Rage, Scanners, Videodrome, La Mouche). Dans M. Butterfly, la mutation des corps est plus figurée, il s’agit de la mutation du corps social qui évolue vers quelque chose de nouveau (les mouvements étudiants en Chine comme en France), qui désire être emporté par un vent de liberté.
Encore une fois, c'est la petite histoire qui s’inscrit dans la Grande.
L’œuvre - méconnue - de Cronenberg est une nouvelle fois très riche, mais à l’image de son Festin nu, ne rassasie pas le spectateur. On reste sur notre faim, car si l’on était des larves au début du film en espérant devenir des papillons à la fin (dans une logique où le film est vecteur de mutation), on reste toutefois des larves quand le générique de fin apparaît. La mutation ne s’est pas opérée.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes 2020: découvertes et redécouvertes filmiques, La dualité cronenbergienne et Les meilleurs films de David Cronenberg
Créée
le 4 juil. 2020
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