Macbeth
7.4
Macbeth

Film de Orson Welles (1948)

Macbeth, de Orson Welles (1948) à Akira Kurosawa (1957)

[Portraits croisés, d'où une critique dupliquée chez Kurosawa pour ces doux parfums japonais : lien.]


Des contrées reculées de l'Écosse aux châteaux ténébreux du Japon, du mal qui ronge à l'erreur qui tourmente, de l’expressionnisme allemand aux codes du théâtre Nô, Welles (Macbeth, réalisé en 1948) et Kurosawa (Le Château de l'araignée, réalisé en 1957) ont tous les deux su adapter la pièce de Shakespeare avec l'emphase et la grandiloquence qu'elle requiert. On ne peut plus parler de talent, tant cela confine au sublime. Deux regards sensiblement différents sur les affres du pouvoir et de ses implications, enveloppés dans le même manteau brumeux, drapés dans le même voile mystérieux. Deux visions de l'âme humaine qui diffèrent dans leurs interprétations mais qui se rejoignent dans l'écrin de leurs mises en scène épurées. Deux chemins parallèles filant tout droit vers la même conclusion :



Life's but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage
And then is heard no more: it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.


Il faut reconnaître le génie d'Orson Welles dans son adaptation très littérale, dans le caractère minimaliste de son Macbeth (un tabouret sur la tête puis la coiffe de la statue de la liberté font du personnage éponyme un roi, il fallait le faire), dans la dimension proprement hallucinatoire de son personnage. Directement hérités du meilleur du cinéma allemand expressionniste des années 20, 30 et 40, les regards effarés et les jeux de lumière en clair-obscur décuplent la puissance des sentiments qui traversent Macbeth (et nous avec) : la peur, l'angoisse, et la folie. Il y aussi pour les adorateurs de cette époque du Moyen-Âge, celle de la peste noire et de la poésie macabre, la meilleure des introductions : une plongée délicieuse dans les vers de Shakespeare corrélée à celle, poisseuse, dans le chaudron fumant et dégoûtant des trois sorcières dont on ne devinera que les silhouettes et qui scelleront le destin de Macbeth.


Et c'est là qu'il faut saluer le travail d'adaptation remarquable d'Akira Kurosawa (qui s'est pour sa part contenté du rôle de réalisateur) qui a su transposer avec brio ce récit totalement délirant dans le Japon médiéval, avec ses codes, son Histoire, tout en préservant l'essence originelle de la pièce anglaise. Car non seulement le cinéaste japonais est parvenu à traduire la grammaire de la poésie de Shakespeare en langage interprétable en termes de codes du théâtre Nô, avec ses masques physiques ou symboliques et ses costumes somptueux, son atmosphère et ses thématiques propres, mais il a aussi opéré un tri qui s'avère, à mon sens, extrêmement judicieux. Là où Justin Kurzel a pris pour son adaptation de 2015 quelques libertés dans l'interprétation (libertés critiquables) et dans la forme (libertés vraiment appréciables), Kurosawa profite du changement radical de lieu pour procéder à un changement subtil de paradigme.


Tout en ayant conservé le nécessaire de la trame principale et toutes les thématiques afférentes (la révélation mystique, la quête du pouvoir, les intérêts croisés, l'aveuglement et la folie qui en résultent), il s'est pour le reste débarrassé du contenu difficilement transposable voire interprétable dans son pays, sa culture, et sa langue. D'une part, à l'imaginaire ayant trait aux sorcières et à la sorcellerie se substitue celui de l'esprit de la forêt du château de l'araignée, moins effrayant mais tout aussi mystérieux dans sa blancheur et son halo lumineux. Et d'autre part, la seconde prophétie de Macbeth (Taketoki Washizu dans la version japonaise) est purement supprimée. Pour rappel, il s'agissait des vers suivants : « Be bloody, bold, and resolute; laugh to scorn / The power of man, for none of woman born / Shall harm Macbeth" » que l'on peut traduire par « Sois sanguinaire, hardi et résolu : ris-toi / du pouvoir de l’homme, car nul être né d’une femme / ne pourra nuire à Macbeth ». Et cette révélation, que Macbeth garda pour lui et pour Lady Macbeth jusqu'à la fin chez Orson Welles, conduira par son absence à une fin toute autre chez Akira Kurosawa.


Macbeth, alors qu'il voit « la grande forêt de Birnam marcher contre lui jusqu’à la haute colline de Dunsinane », comprend que la première prophétie est en train de se réaliser. Lady Macbeth, personnage-clé du récit et entité profondément maléfique qui se sera seulement contentée de canaliser la noirceur de l'âme de son époux, est à ce moment du récit morte. Elle n'a pas réussi à se débarrasser du sang du roi qui macule encore ses mains pas plus qu'à se défaire du poids des meurtres qui pèsent sur sa conscience, et s'est jetée du haut d'une falaise pour se libérer de cette souffrance. Macbeth est donc seul face à ses démons lorsque le personnage de Macduff lui révèle qu'il est l’incarnation même de la seconde prophétie (une histoire de prématurité) : Macbeth tombe alors sous son épée, emportant avec lui les secrets de la prophétie et le mal profond qu'il renfermait.
C'est une histoire totalement différente chez Kurosawa car au moment où la prophétie de la forêt mouvante tant redoutée se met en marche sous les yeux ébahis de Washizu (et je pense qu'on visualise assez facilement un Toshirō Mifune ébahi... c'est fabuleux), il sombre dans une folie et une peur qu'il communique à ses propres troupes. Pris de panique à leur tour, des archers qui lui étaient jusqu'alors fidèles se mettront à lui décocher de nombreuses flèches (qui, pour l'anecdote, étaient de vraies flèches, renforçant si besoin était la folie de son personnage) et c'est donc sous les coups de ses hommes qu'il périra. Une séquence finale magistrale, d'une rare intensité, le point culminant d'une folie appuyée par les talents d'un acteur remarquable et exacerbée par la brutalité des coups assénés (le son des flèches qui filent et de leur impact résonne encore en moi).


Au-delà de ces différences purement factuelles, ce sont deux films "à ambiance", deux atmosphères aussi raffinées que pesantes, qui rejoignent en ce sens le récent film de Justin Kurzel. Dans ces trois cas de figure, on termine sur les genoux, la mâchoire par terre, des étoiles plein les yeux. Mais il m'est bien difficile de ne pas placer la version de Kurosawa légèrement au-dessus (celle de Welles étant elle-même bien au-dessus de celle de Kurzel dans l'ensemble), et ce pour plusieurs raisons.


Tout d'abord, le travail incroyable au niveau de l'environnement graphique et sensoriel du Château de l'araignée. Du labyrinthe de la forêt aux décors fastueux des pièces du château, l'immense rigueur technique de la réalisation éclabousse les yeux du spectateur au détour du moindre cadre. La composition est un art de tous les instants, que ce soit dans l'épure esthétique soulignant la froideur des intérieurs en compagnie du personnage glaçant de Asaji, la femme de Washizu, ou dans l'extérieur du château (construit pour l'occasion !) sur les pentes très inclinées du mont Fuji et ses scories volcaniques, ou encore dans l'atmosphère brumeuse et onirique de la forêt dans laquelle errent les deux généraux, Washizu et son fidèle ami Miki, au début du film. Cette séquence d'errance à cheval atteint d'ailleurs, il me semble, une sorte de perfection dans l'union du fond et de la forme. La brume épaisse qui enveloppe les personnages dans leurs armures comme dans leurs pensées et qui les fait tourner en rond, le bruit des sabots inquiétant renforcé par la pluie qui se glisse à travers les branchages... C'est une métaphore particulièrement élégante de la zone d'incertitude dans laquelle ils se trouvent et dans laquelle ils se débattent, qui constituera le point de départ de la tragédie, de leur perte de repères, de leurs erreurs, de leurs différends.


La figure de l'esprit de la forêt est aussi très intéressante, notamment dans sa dualité avec le personnage d'Asaji (Isuzu Yamada, pétrifiante). La blancheur de leur peau, la lenteur de leurs gestes, leur apparence quasi-éthérée se font sans cesse écho, et la dimension inquiétante de la femme de Washizu prend forme très progressivement, tout d'abord dans son calme apparent, puis dans le son de sa robe sur le plancher qui se fait pesant, et enfin dans sa "disparition" dans le noir d'une pièce attenante avant de réapparaître, tel un fantôme, tel un spectre, avec le saké empoisonné entre ses mains. Loin du personnage de Lady Macbeth, Asaji n'a pas une connaissance profonde de l'âme de son époux qui renfermerait un éventuel mal profond, elle le pousse à la faute par intérêt personnel, par excès d'ambition et par manque de scrupule. Elle le guide dans ses erreurs en lui faisant croire qu'étant enceinte, la seule solution acceptable quant à leur avenir est de tuer le fils de son ami et désormais rival Miki. Son personnage offre un contrepoint de choix à celui de Washizu, sa froideur et son intériorisation constituant un excellent contraste à l'expressivité excessive tout autant que jouissive et naturelle de Toshirō Mifune.


On peut résumer tout cela dans le message vaguement bouddhiste qui ouvre et ferme Le Château de l'araignée : plutôt que d'observer, comme Orson Welles, le caractère tragique des passions humaines à travers le filtre du mal profondément enraciné en chacun de nous, Akira Kurosawa met l'accent sur les erreurs (de jugement, entre autres) qui mènent aux aliénations les plus totales. Le piquet que l'on voit au début et à la fin agit ainsi comme un symbole, au centre de la nature : il appelle à ne pas succomber à la tentation de l'arrivisme qui sommeille en chaque homme, et à prendre garde aux mille embûches qui jalonnent le chemin de la rigueur morale et de la jouissance apaisée.


La critique dans son format d'origine, avec plein de jolies images : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Macbeth-de-Orson-Welles-1948-a-Akira-Kurosawa-Le-Chateau-de-l-araignee-1957

Morrinson
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le 7 déc. 2015

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Morrinson

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