Perché sur son temple, le gourou promet d'alimenter ses fidèles, entamant un speech pour galvaniser et rassurer la foule. La scène sort de Fury Road mais aussi d'Happy Feet 2, où un pingouin prédicateur s'assurait un certain confort après avoir rencontré ce que ses congénères nomment "aliens", "étrangers" (soit nous, les humains). Le gigantisme des blocs de glace alentour formant un temple à eux seuls, ils sont ici remplacés par une roche impassible où a été taillé, façon Mont Rushmore, le symbole délétère du pouvoir en place, alors qu'un torrent d'eau potable livré à une foule monstrueuse se substitue à la pluie de poissons qui venait s'abattre sur les animaux affamés.
L'analogie scénographique est trop évidente pour ne pas être soulignée, les paramètres de mise en scène d'Happy Feet épousant désormais un univers loin de la blancheur immaculée de cette saga musicale (même s'il s'agit, à nouveau, de raconter un aller et retour semé d'embûches). Misant sur les acquis de son diptyque animé, George Miller se lâche comme jamais avec Fury Road. Comment imaginer, à l'heure où Hollywood sécurise au maximum ses productions, se prendre dans la gueule un tel monument d'excès, d'outrance et de folie créative ? Le long-métrage dépense l'intégralité de son fric pour décupler sa puissance sans jamais sacrifier ses envies de cinéma sale, rageur, impossible à ranger avec le reste des films à l'affiche.
Gorgé jusqu'à plus soif d'images marquantes, ce 4ème Mad Max lâche également la bride à ses maquilleurs, accessoiristes et techniciens d'effets spéciaux, exigeant de chaque département en place une même ligne de crête. Bourré de couleurs agressives, de physionomies difformes et de véhicules qui regroupent ces deux adjectifs, Fury Road compte déjà parmi ces films reconnaissables entre mille, marqués par la démesure. La timidité étant le meilleur moyen de ridiculiser un univers aussi malade, Miller et son équipe prennent le pari de mettre l'aiguille dans le rouge et de l'y maintenir 2h durant. Le parti-pris pourrait se contenter d'influer sur la direction artistique, proprement démente. C'est mal connaître George Miller, bien parti pour mettre à l'amende toute la profession.
Si Fury Road laisse bouche bée, c'est parce qu'il se voit et se vit d'une traite, sans pause intempestive. Hallucinante de brutalité, l'oeuvre profite d'une diversité tonale qui la hisse d'emblée dans une autre dimension, le sourire qui nous mange le visage à la vue de certains protagonistes complètement perchés cohabitant sans problème, le plan d'après, avec leur puissance iconique et leur crédibilité au-delà du réel. Il suffit d'ailleurs d'un plan, silhouette taillée dans un horizon de sable, pour que Miller impose son personnage principal. Tout le reste de la distribution profite de son sens du cadre, l'homme allant droit à l'essentiel, installant son univers par l'image et le racontant avec sa caméra plutôt qu'avec son stylo.
Magnifique paradoxe quand on sait que trois scénaristes sont à l'œuvre ! Car ce nouveau Mad Max rappelle avec fracas que les plus grands films d'action sont aussi ceux dont l'action, justement, est scénarisée. Ici, l'écriture visuelle déploie des trésors d'inventivité pour constamment relancer la machine. Ne perdant jamais de vue la globalité de son road trip, Miller et son équipe font du rythme un art à part entière, le travail hallucinant des scénaristes étant magnifié de bout en bout par un réalisateur qui en donne cent fois plus au public qu'il n'a l'habitude d'en recevoir. Admirer un film de studio aller au bout de ses idées barges est devenu si rare...
Que l'on soit clair : s'il est évident que Mad Max tranche avec le cinéma que l'on est habitué à voir sortir des studios américains depuis un bon moment, il ne sert à rien de le comparer à tel ou tel succès récent pour la simple raison qu'il ne joue pas dans la même cour. Dans sa frénésie de cascades suicidaires, de chorégraphie pyrotechnique et de freaks en tous genres, il en vient à se hisser vers l'Olympe du cinoche d'action et de SF, là où siègent Akira, Starship Troopers et Aliens : le retour. A l'occasion, il évoque même le méconnu Le Dernier train du Katanga lorsque des belligérants armés de tronçonneuses prennent un véhicule d'assaut, ou encore l'anime Dead Leaves dont on ne pensait jamais voir un jour l'équivalent en live !
(SPOILERS)
Si l'on est sensible à cette proposition de cinéma, il semble impossible de ne pas sortir comblé, physiquement lessivé de Fury Road. Le film a beau surpasser toute concurrence éventuelle en termes de spectacle, Miller truffe également son film d'écarts impensables : des femmes traitées comme d'authentiques vaches à lait, une césarienne qui se solde par la mort d'un nouveau né, la love story avortée entre les héros (Miller préférant statufier son personnage féminin et le rendre à son environnement ; logique pas si éloignée du final de Princesse Mononoké), le faciès terrifiant d'un guitariste-cracheur de feu qui ne fait plus rire une fois son masque tombé, le visage arraché du bad guy qui conclut la poursuite finale, le tableau effrayant d'échassiers perdus dans la nuit...
(FIN DES SPOILERS)
Avec des conditions si permissives, pas étonnant que cet opus présente LA nemesis de la franchise. Dans Mad Max 2, c'est Lord Humungus qui voulait la mort du road warrior. Un méchant lui aussi masqué, certainement défiguré, et dont la photo de famille qu'il gardait précieusement laissait entrevoir un passé radieux. Le titre de Lord, à lui seul, imposait une place d'honneur parmi ses troupes. Plus imposant encore, Immortan Joe est aussi plus fragile, prophète dont la carapace ornée d'anciennes décorations militaires souligne l'ardeur au combat. Et pourtant un monstre rongé par la maladie, témoin cette séquence qui nous le présente d'entrée de jeu en train de s'habiller, péniblement, un accessoire fascinant après l'autre.
Nettement moins en forme que le musculeux Humungus, Immortan Joe doit son pouvoir à l'eau dont il dispose et au culte qu'il s'est organisé. A contexte sans espoir, mythologie sans espoir : Immortan Joe ne cesse de promettre le Valhalla à ses soldats, soit le paradis des guerriers selon les mythes nordiques. Un lieu auquel on n'accède pas en vivant pour le mieux mais en mourant de façon noble, l'arme au poing. Le Valhalla étant lui-même une pièce d'Asgard, le royaume des dieux où ces derniers attendent leur fin, Miller fait donc le choix d'une fuite en avant. Seule gageure pour les disciples de Joe, être vus par leurs pairs au moment de leur sacrifice ; "Witness me", dira l'un des personnages secondaires en un funèste champ-contrechamp.
Condensé de puissance mythologique dont on ressort épuisé et heureux comme après une dernière nuit d'amour avant la fin du monde, Mad Max : Fury Road achève et ressuscite en un même mouvement le cinéma d'action, le film comic-book, le post-apo et le film de course-poursuite (un genre phare du cinéma des premiers temps, après tout). Nous sommes en 2015 et bon sang, un tel film est donc encore possible, invité à Cannes puis diffusé en grande pompe dans les plus grandes salles et les meilleures conditions.
Le cinéaste n'ayant jamais été aussi médiatisé au cours de sa carrière, il n'est pas interdit de crier que l'homme a qui l'on doit ce monument d'énergie brute a déjà 70 ans... Si vous passez par là cher George, merci du fond du cœur.
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