Parmi les plaisirs sans cesse renouvelés qu’offre l’immersion dans un nouveau récit, qu’il soit littéraire ou cinématographique, celui de la découverte est crucial. Moins on en sait, plus l’écriture sera à même de déployer son talent pour nous mener où bon lui semble. Le dernier film d’Emmanuel Mouret en est un bel exemple : au gré d’une longue première partie, on peine à définir quels sont les rôles qui se jouent et où se loge la vérité des sentiments.
Faire d’une histoire morcelée dans Jacques le fataliste de Diderot un récit au long cours est en cela un pari réussi : il s’agit de redonner à ces personnages, auparavant fonctions pour une fable à caractère moral, une chair et un cœur qui seront à même de la voir se déployer.
Mais dans ce déploiement, la question de la vérité reste entière : dans ce duo raffiné, difficile de savoir qui des deux l’emporte ; car toute histoire de cœur semble se réduire à un jeu de conquête et de domination, d’une saveur ici sans égale puisque le théâtre des opérations se fait sous les ors des salons de la haute société. Chaque mot est choisi, chaque phrase percutante, et les visages à l’unisson d’un jeu parfaitement maîtrisé. Une occasion rêvée pour Cécile de France et Edouard Baer qui sortent de leur répertoire traditionnel (la brute de décoffrage et le volubile improvisateur) et se délectent d’une langue ciselée qu’on savoure avec eux comme un grand cru long en bouche.
La photo est d’une clarté constante, la musique légère, les yeux rieurs. Madame de la Pommeraie s’affaire sans cesse sur de plantureux arrangements floraux et jamais ne se dépare de son sourire derrière lequel on ne distingue presque pas la fêlure et la mortification grandissante du désarroi amoureux. Cette double partition nourrit toute une intrigue dont il ne faut rien dévoiler, mais qui fera de la cruauté un tiroir à multiples fonds, une orchestration dont on ne maîtrise pas toutes les mélodies : quand sonne la tonalité dominante, guillerette et intrigante, les basses sourdes donnent un relief autrement plus émouvant à une œuvre dont on peine à anticiper la coda.
On pense évidemment beaucoup au raffinement pervers de Laclos et de ses Liaisons dangereuses, auquel s’ajoutent de savoureux instants de comédie, dans tous les sens du terme : jouée par les protagonistes, ou à leur dépends, notamment dans cette subtile rencontre autour d’un repas qui voit le séducteur déjoué dans son jeu de rôle ; mais la distinction avec le roman épistolaire mérite d’être creusée, par la sincérité bien plus explicite des personnages, moins pervers et plus impliqués émotionnellement dès le départ. Un séducteur compulsif qui trouvera l’apogée de sa quête face au silence absolu d’une icône, une femme dans la vérité de sa blessure qui croira trouver réparation dans un mensonge, et une jeune fille sur les voies impénétrables de la rédemption.
La vie commence quand la garde baisse, et que peut se déployer un nouveau langage, qui délaisse la rhétorique au profit des élans du cœur, sans se soucier du regard des autres. Certains s’émancipent, d’autres se figent, dans un sourire qui n’a rien perdu de sa grâce, mais qui hurle discrètement un désespoir orné de fleurs toujours fraîches.
(7.5/10)