Mr. Nobody : personne et tout le monde à la fois

Dans Mr. Nobody, Jaco Van Dormael revisite la théorie du multiverse de façon bouleversante. Avec des si on refait le monde, lui en fait un film.


La première chose que l’on nous présente sur l’histoire est un ange de l’oubli qui n’aurait pas posé sa marque sur la lèvre de Nemo avant de naître, et qui de ce fait se souvient de ses vies antérieures. Drôle de constat pour débuter un film qui aura tout de semblable avec de la science-fiction mais qui ne témoignera jamais d’une volonté de s’éloigner des banalités de la vie. Non, Mr. Nobody va plutôt s’y attacher profondément, sans pour autant tomber dans le réalisme, pour marquer le contraste entre un choix d’apparence simple qui va s’avérer d’une complexité extrême. Le film repose sur l’imagination d’un garçon de 9 ans face à un choix cornélien qui va transformer sa vie de bout en bout. Un seul choix parmi une infinité que l’on fait durant une vie : Nemo se retrouve au cœur du divorce de ses parents, forcé de choisir entre son père et sa mère. « Tant qu’il n’a pas choisi, tout reste possible ».
Cette multitudes de possibilités amène le réalisateur à totalement abandonner la construction d’un récit et on se retrouve avec un fil narratif qui, fidèle à sa définition, s’emmèle dans tous les sens. Passant d’une vie à l’autre, les scènes se succèdent, s’entremêlent, se confondent, et nous perdent pour notre plus grand plaisir. Et c’est exactement pour ça qu’au final, il n’y a pas une seule de ces réalités qui prône sur les autres. Rien ne sert de les dissocier car elles sont un tout, forment une seule et même vie, et jamais nous ne pourrions, nous aussi, choisir entre l’une d’entre elles. C’est d’autant plus renversant que chaque vie démontre toute l’ironie qui enrobe l’histoire : au delà du choix qu’on fait, plus rien ne nous appartient et nous devenons de simples spectacteurs des conséquences.


Alors oui, il faut abandonner ses à priori et ses acquis parce que Mr. Nobody les bafoue tous. Ici, pas d’histoire secouée par des péripéties ni de fin qui s’attarde à résoudre ces conflits. A vrai dire, même la fin refuse d’advenir et avance à reculons… Vous l’aurez compris, il est difficile de s’accrocher à une chronologie si ce n’est la voix de fond du Nemo âgé de 118 ans qui raconte chacune de ses histoires comme si elle ne constituait qu’une seule et même vie. Mais le réalisateur ne joue jamais sur la confusion et le film n’est pas là pour nous perdre ni pour nous faire deviner à l’issue de quelle vie le vieux Nemo est en train de nous parler. Nombreux sont ceux qui vont se perdre en chemin en essayant de démêler le vrai du faux, et ceux-là seront passés à côté de toute la beauté du film. Et ce mot est bien faible pour définir ce qui se déroule devant nos yeux : en plus du postulat de départ qui joue avec la fragilité de la vie, une poésie émane de toute la réalisation – de la justesse des relations à l’esthétisme des plans, en passant par une bonne dose d’émotion et l’apport modéré de la science-fiction.
On a d’abord toute cette histoire de causalité qui nous fait repenser les conséquences de chaque action, au cœur d’une intrigue digne de l’Effet Papillon. Et si cette feuille morte n’avait pas fait glissé le père de Nemo ? Si Nemo n’avait pas refusé l’invitation d’Anna pour aller se baigner ? Aucun détail ne nous échappe, pourtant notre surprise ne sera que plus grande à chaque fois. Comment aurait-on pu prévoir les conséquences de la cuisson d’un œuf à l’autre bout de la planète ? Les réponses apportées sont excellentes, tout est criant de vérité, triste, beau, répugnant.


Puis il y a surtout toute la post-production. Si les diverses vies sont clairement montrées à l’écran comme n’ayant aucun lien, Némo passant d’une femme à une autre dans la plus grande confusion, le montage nous fait profiter de transitions très travaillées qui superposent certaines scènes entre elles. Plus d’une fois, la caméra va jouer avec nous et nous faire subir des illusions répétées qui vont nous tenir en haleine dans des éléments qui n’interviendront pas dans l’évolution de l’intrigue. Par exemple, on a la scène dans laquelle où il court après la voiture pour rattraper sa bien-aimée qui s’en va pour toujours et qui va, grâce à un raccourci prendre de l’avance et se mettre en travers de ce qu’on croit être la voiture en question par ses deux phares, mais qui s’avère finalement être deux motos… C’est juste bouleversant tellement c’est beau. Et alors qu’on se demande où est passée la voiture, force est de constater qu’il n’a jamais été question de la rattraper car tout est déjà écrit.


Très rythmé grâce à l’alternance de ces multiples existences, le film va aussi s’inspirer du récit enchâssé pour ajouter une toute nouvelle dimension. A travers l’émission de télévision de vulgarisation scientifique présentée à l’issue d’une de ses vies, Nemo nous expose certaines notions telles que l’entropie ou le big crunch. Et c’est aussi l’un des points fort du film : le désordre crée l’ordre et plus les informations paraissent inopinées plus elles auront d’importance. J’emploie le mot paraître parce que je suis persuadée que c’est là tout le génie de Jaco Van Dormael. En fait, ce que je vais dire est fou mais pour moi ce film vient toucher du doigt la perfection de la réalisation filmique, en tout cas tout ce que je peux espérer d’un film se retrouve dans Mr. Nobody et pour ça c’est déjà un grand “personne”.

manndsourc
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le 20 mars 2019

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