Œuvre tardive et profondément marquée par ses conditions de création, Nostalghia n’est assurément pas le film idéal pour découvrir le cinéma de Tarkovski. Il importe de connaitre sa filmographie et ses motifs récurrents pour mesurer à la fois la continuité et l’écart que cet opus impose au spectateur.
Celui-ci est en effet d’emblée en terrain familier. La brume de la séquence d’ouverture, l’omniprésence de l’eau, l’homme habillé qui la pénètre, la lenteur des déplacements de caméra, le chien, les images sépia du souvenir… Tarkovski frôle l’autocitation, mais l’assume, car il semble que ce soit l’un des sujets du film. Exilé pour pouvoir laisser libre cours à sa création après les conditions exécrables du tournage de Stalker, il se retrouve séparé de sa famille qui n’a pas eu l’autorisation de le suivre. Le voilà donc seul avec ses artifices, sans la chair de sa chair. On peut dès lors comprendre la phrase qui ouvre le film : « Je suis las de ces beautés écœurantes. Je voudrais ne faire quelque chose que pour moi-même. »
Résulte de ce constat amer une esthétique de l’épuisement. Reprenant les choses où il les a laissées, le cinéaste les distend et les lessive. La blancheur de la mèche d’Andrei, écho évident à celle de Kelvin dans ***Solaris***, est ainsi plus marquée, tout comme la lenteur des zooms ou des plans-séquence décuplée. Le récit s’en trouve malmené et l’artificialité assumée de certaines séquences, voire de quelques échanges, peut déconcerter à plus d’un titre. Chaque séquence, étirée, semble un dénouement sans nœud préalable, un épilogue suspendu, alors que le générique du début, par son défilement, a tout de celui d’une fin.
Cependant, rien d’arbitraire ni de gratuit dans cet amoncellement visuel et esthétisant. D’une part, **Tarkovski** montre bien la lucidité de son regard sur les tentations de afféterie par le jeu des ruptures : en témoigne le recours à la musique de **Beethoven**, par deux fois brisée, une fois par Domenico lorsqu’Andrei contemple le mur, la deuxième fois lorsque le disque ne parvient pas à être lancé pour accompagner comme il se doit sa grandiloquente immolation. Le travail sur le son est particulièrement intéressant, fondé sur une répétition hypnotique (notamment des gouttes d’eau, et de la pluie intérieure, déjà présentes dans ***Stalker*** ou ***L’enfance d’Ivan***) mais aussi nauséeuse, par les bruitages incessants de scie, d’aboiements ou l’irritante mélopée chinoise.
Le lyrisme tape-à-l’œil est brisé, tandis que l’acuité du regard qui semble se disloquer dans des zooms infinis et interminable prend véritablement sens : de la boue minérale surgit soudain un paysage qui évoque la Russie natale.
Dans cet univers fatigué, les personnages se désincarnent. Andrei avance ou gît, les traits figés, et les autres personnages font figure de pions posés dans un décor à la fois gigantesque et théâtral. Qu’il s’agisse des souvenirs qui font resurgir les figures féminines ou des figurants du présent, l’image construit, par un sens du cadre toujours aussi exigeant, des photographies monumentales qu’arpentent les rares personnages doués de raison et de mémoire. Andrei relate d’ailleurs, un rêve où il est une statue qui craint de bouger à cause de son maître… on peut se demander dans quelle mesure **Tarkovski** ne livre pas ici une mise en abyme lucide de la rigidité de sa mise en scène.
Sur son piédestal de liberté et d’exil qui lui pétrifie le cœur, Andrei perd le gout de l’art et du beau. Il brûle le livre de poésie intraduisible à son sens, entérine l’incommunicabilité des cultures entre elles. La femme qui l’accompagne, beauté botticellienne, qui ne demande qu’à être de chair, restera l’interprète frustrée qui le considérera comme un inadapté, thèmes qui ne sont pas sans rappeler ceux de la vocation et de la foi dans ***Andrei Roublev***.
Toutes ces thématiques justifient donc la tonalité et les singularités de ce film dans la carrière de son auteur. Il n’en demeure pas moins qu’on peut être irrité, à certains moments, de la tournure du récit ou de certains choix esthétiques. La relation à la femme n’est pas des plus convaincantes, et certains flottements de la narration évoquent l’**Antonioni** tardif (ce qui s'explique par la présence de **Tonino Guerra** à l’écriture), et non des plus intenses. Certaines séquences semblent aussi un peu plus appuyées que d’habitude, comme celle où les oiseaux sortent de la Madone ou le happening poetico-révolutionnaire de Domenico avant son immolation. De la même façon, il manque à l’image une certaine épaisseur, la densité qui bouleverse dans les précédents, par l’éclairage bleuté et le grain vidéo propre aux années 80.
[Spoiler]
Mais le film finit, comme toujours chez Tarkovski, par estomaquer dans sa séquence finale. Plan séquence de près de 10 minutes bouleversant de modestie et de tension, il suit le parcours d’Andrei qui tente de répondre à la demande de l’illuminé Domenico : traverser la piscine vide avec une bougie allumée pour sauver l’humanité. A la torche humaine répond la flamme vacillante au vent qu’une main peine à protéger. Tâche inhumaine, opiniâtre, qui tente envers et contre tout d’apporter la lumière mystique dans un monde étranger et opaque et permet, après l’effondrement du corps, l’élévation du regard et la réconciliation des univers. La prise de vue, réponse apaisée à celle du final de Solaris, permet à l’isba natale de s’inclure dans la ronde sacrée et majestueuse des colonnes italiennes, ce tableau fantasmatique justifiant à lui seul la poursuite de l’œuvre du cinéaste en dépit des remords et de des doutes qui le rongent.
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