L'herbe poussera sur vos villes est un documentaire sur Anselm Kiefer. Pas un de ces simili-Des Racines & des Ailes avec voix off et interviews de tout et n'importe qui sur des slideshows de vieilles photos d'archives. Plus du côté de Strip-Tease. Ce n'est donc pas ici que l'on découvrira l'artiste, son œuvre, sa généalogie, ses thématiques, ses répercussions et ses échos.
On ouvre et ferme sur deux séquences contemplatives glissant le long du travail d'Anselm dans son domaine de Barjac, petite commune du Gard qu'il a transformé en véritable kieferland ; tout à la fois studio, pavillon d'exposition et installation artistique. Ces séquences encadrent des sessions brutes de travail, aérées en leur milieu d'une interview où Kiefer donne quelques petites clefs, lance deux-trois idées, sur son travail présent.
Cette approche sèche, presque rachitique, a ses forces et ses faiblesses. D'un côté, on a un instantané plus ou moins brut de la démarche de l'artiste. De l'autre, c'est souvent ennuyeux... C'est aussi regarder par le petit trou de la lorgnette, avec un gros fish-eye : se limiter à une courte période de temps sur une mince fraction de l'œuvre. Même le domaine de Barjac avec ses multiples pavillons, ses amples serres qui abritent peintures et sculptures, ses grottes creusées au bulldozer, ses Jenga de béton armé manque d'une véritable vue d'ensemble et l'on a du mal à s'imaginer l'envergure de la chose.
Le travail d'Anselm Kiefer me semble peu propice à ses travelling tout lissés et bien mécaniques à la Ron Fricke. Il y a une réelle frustration à devoir rester collé à cette caméra par trop lente et indolente ! quand on voudrait s'en arracher et se trimballer soit-même, tourner autour, sentir, toucher, tripoter.
Léonard de Vinci conseillait d'imaginer, dans les craquelures des murs, des paysages fantastiques. On l'a tous fait et c'est probablement cela qui me fascine chez Kiefer : l'infini possible des formes, faces et figures dans ce qui semblait avoir été totalement détruit. Comme ce dernier le disait dans une interview : les ruines ne sont que le commencement.
Mr Bricolage
Il ne faut pas croire. Dans les ateliers de la grande période de la peinture, on ne faisait pas de tempera sans casser des œufs et le peintre avec l'aide de ses assistants et de ses apprentis encollait lui-même ses toiles, enduisait avec amour ses murs, préparait ses propres couleurs et ses vernis, chacun ayant des habitudes, sa préférence, voire son ingrédient secret gardé bien jalousement. On connaît les expérimentations calamiteuses d'un Vinci !
Anselm continue ainsi la tradition de l'artiste petit chimiste et se fait même, comme beaucoup aujourd'hui, artiste bricoleur. Il casse du verre, fait fondre du plomb qu'on sait être récupéré de la couverture de la cathédrale de Cologne et qu'il ira balancer sur ses toiles. Anselm joue du chalumeau et du métal liquide comme Pollock jouait du pinceau et du dripping. A plus grande échelle, il troque son pinchalumeau pour le treuil et le bulldozer. Il coule puis brise, écrase et empile du béton armé en mini-tour de Babel chancelantes. Palais et forteresses. Selon Kiefer, pas de course à la grandeur ou d'égo mal pétrifié, juste de sa propre mesure, la longueur de son geste artistique.
Laves, basaltes, roche
rougie au feu de cœur du monde.
Tuf de source
où pour nous la lumière a grandi, avant
le souffle.
— Paul Celan, Esquisse de paysage
Anselm Kiefer™
Kiefer est aujourd'hui un des artistes contemporains les plus célèbres, surtout depuis sa trace laissée au Louvre, également l'un des plus côtés sur le marché. Forcément on pourrait se demander, à les voir travailler, s'il s'agit de gimmicks répétés pour amasser de l'argent sur un nom trendy. Quoique je regrette de voir qu'il laisse beaucoup trop de chose dans les mains de ses assistants puis de venir poser une ou deux touches finales à la craie, il ne faut pas croire là non plus.
Souvenons-nous, par exemple, de Rubens qui devint vite lui aussi une marque : grand atelier sur deux étages avec plusieurs pôles aux assistants spécialisés, l'un dans les chairs, l'autre dans la nature morte, celui-là pour les animaux et l'autre pour les armures alors que les tableaux y passaient comme à la chaîne, le maître donnant les cartons et venant, à la toute fin, apporter de-ci de-là, sur un visage ou un plissé, sa patte et sa signature.
N'empêche, Anselm Kiefer, c'est une peinture / sculpture / installation, quasiment du land-art (ou plutôt du Ruin-Art) à la Robert Smithson ou Nancy Holt, ou encore la Domus Aurea des époux Poirier, prise dans le monde, c'est-à-dire très tactile, carrément sensuelle. Nul besoin de connaître les liens qu'entretient l'artiste avec le souvenir de l'Histoire, les ruines d'après-guerre, la peinture romantique ou avec la kabbale ; pas de nécessité de comprendre ces contre-ruines, non, même par le truchement de la vidéo, ces couches de croutes anthracites et ces emplâtres brûlés, charbonneux, craquelés et incrustés de scories comme de la terre écorchée à vif, et ces matériaux lourds, pesants, qui, semble-t-il, vont s'effondrer à la seconde acquièrent immédiatement un poids, une présence et par leur rugosité donnent non pas tant à voir qu'à gratter ; c'est épidermique.
Bref, un documentaire trop lisse, trop dans le minimalisme et le retrait pour réellement saisir ces aspérités. Sympa seulement pour voir l'homme au travail.