Le lexique du temps
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Depuis son arrivée dans le cinéma américain, Denis Villeneuve opère une décomposition des codes du thriller : l’enlèvement avec « Prisoners », la figure du double avec « Enemy » et le trafic de drogue avec « Sicario ». Il y épaissit le rythme et la narration pour s’engouffrer vers des champs de réflexion toujours inattendus et laissant une ambiguïté déroutante. Avec « Premier Contact », il applique cette singularité métaphysique à la science-fiction : on est loin de la classique invasion extra-terrestre. Il n’en faut pas plus au cinéaste pour confirmer qu’il est bien le réalisateur idéal pour la suite de Blade Runner prévu pour moins d’un an. Plus encore, son seul nom confère une véritable cohérence au projet, ce qui tient du paradoxe tellement Ridley Scott s’échine à détruire l’aura de ses univers SF depuis « Prometheus ». Villeneuve, lui, déconstruit et renouvelle sans relâche : en cela, il évoque justement le Ridley Scott fringant des premiers longs-métrages.
Cela se voit tout d’abord à sa manière de poser une ambiance : capter les décors, esquisser les émotions en appesantissant la mise en scène sans jamais laisser l’action prendre le pas. Et ce, malgré un rapide emballement de la situation, qui place ses acteurs dans l’urgence : il s’agit de comprendre les intentions des extra-terrestres, sous la pression d’une hiérarchie militaire qui veut des résultats au plus vite, elle-même à l’épreuve d’une scène internationale et médiatique fortement échauffée. Là est toute la force narrative de Denis Villeneuve : assembler tous ces mouvements du récit sans jamais créer de ruptures rythmiques, comme si le spectateur ne sortait à aucun moment de cette salle de rencontre baignée d’une lumière blanche, où se dévisagent le duo de scientifiques et le duo d’aliens à l’intérieur d’un monolithe qui, tout comme les combinaisons oranges des bipèdes, nous rapportent inévitablement au modèle « 2001 : L’Odyssée de l’espace ». Mais alors que la linguiste et le physicien quittent leurs enveloppes artificielles pour de dignes présentations, Villeneuve tend à s’affranchir de Kubrick : à l’image de l’aspect arachnide des extra-terrestres aux huit pattes flottantes (qu’on retrouve déjà dans « Enemy ») le cinéaste recherche une intimité organique dont seule la facade est monumentale.
Le contact prend en effet des détours affectifs qui paraît superflu aux stratèges, mais indispensable lorsqu’il s’agit d’apprivoiser un langage. Celui des octopodes, primitif au premier abord, se révèle d’une complexité interprétative bien naturel, puisqu’il s’agit d’une langue du ressenti plutôt que d’une langue de l’information. A défaut de s’entendre, les forces en présence optent pour les signes : à la froideur de l’alphabet latin les aliens répondent par des anneaux aux branches multiples et mêlées, exprimant à chaque phrase une unité idéelle et émotionnelle. Le mouvement est alors celui d’une contamination de l’affect dans un univers froid et inquiet. La réaction ne se fait pas attendre : dépassés par un tel mode de pensée, les dirigeants pointent le bout de leurs canons, et la guerre des mondes s’envisagent comme une nécessité. Seulement ces boucles que créent les octopodes ne traduisent pas seulement l’instant présent, mais la mémoire du passé et du futur : car comprendre un individu dans sa totalité viscérale, c’est expliciter sa place dans l’espace-temps. La mise en abyme avec l’architecture narrative du film est alors vertigineuse : le langage du cinéaste tend à l’indicible tout comme celui des octopodes, avec l’ambition de l’universel.
Une audace qui vacille quelque peu dans la dernière ligne droite : d’une part à cause de la vision individualiste et idéalisée des relations internationales que transmet le dénouement de la crise, allant à l’encontre de toute rationalité sociologique ; d’autre part à cause d’un twist de fin qui laisse un goût d’artificiel dont le cinéaste avait pourtant su s’éloigner tout au long du film. Il faut prendre le recul nécessaire pour apprécier « Premier Contact » pour ce qu’il est : un oxymore brillant entre une mise en scène fixe et posée qui procure l’impression du présent, et un propos qui donne à voir le sentiment d’éternité.
Ma critique de "Sicario" : http://www.senscritique.com/film/Sicario/critique/38991539
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le 22 déc. 2016
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