Le jour se lève, dans un silence de mort. Le ciel se teint d’une couleur rouge-orangé qui évoque plus les lueurs d’un incendie qu’une aube matinale. Le temps semble s’être figé, alors qu’un feu malin s’empare des esprits pendant que leurs corps pourrissent sur place. Une vision d’apocalypse, annonciatrice de l’arrivée d’un mal inéluctable et immense. L’heure a sonné, l’heure du Prince des Ténèbres.
Prince des Ténèbres est, sans aucun doute, l’un des films de John Carpenter les plus estimés. Un statut qui dépend de divers critères, notamment liés au génie de son réalisateur, et à toute l’essence de son cinéma qui s’exprime dans ce second opus de la « Trilogie de l’Apocalypse ». Après être passé par la case « film de commande » avec Starman, puis par la case « divertissement décomplexé » avec Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin, de nouveau lâché par les studios, il revient au fantastique et à l’horreur, pour notre plus grand plaisir, et pour venir taquiner nos angoisses les plus profondes. Car Prince des Ténèbres vient récupérer les ingrédients qui ont fait les succès de ses précédents films, tout en y apportant une dimension encore plus grande, et qui vient sonder la nature de forces incommensurables.
Angoissant, claustrophobe, Prince des Ténèbres est un huis clos aussi envoûtant qu’il est terrifiant, fascinant et fantastique. On est naturellement tenté, de par sa construction et son intrigue, de surtout l’associer à The Thing, avec lequel il partage en effet beaucoup de points communs. C’est la question d’un mal latent, étranger et inconnu, qui ronge l’humanité depuis ses origines. Il y a, cependant aussi, dans la vision pessimiste du monde, dans la construction d’une « réalité alternative » ou, plutôt, d’une « anti-réalité », pour rester dans le lexique de Prince des Ténèbres, un cheminement qui se crée vers le futur Invasion Los Angeles. Mais, étrangement, ce cheminement se décelait déjà avant. En effet, bien que j’aie dit que Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin était un Carpenter à part, il élabore, à mes yeux, une trame qui se perpétue en grande partie dans Prince des Ténèbres. Il y montrait l’émergence d’une source de pouvoir occulte, mystérieuse et malfaisante, représentée par un vieil homme décati (qui rappelle largement la future créature dans laquelle l’essence de Satan s’incarne), avec, détail esthétique avant tout, certes, mais notable, l’utilisation du vert dans la caractérisation de l’antagoniste.
Cette continuité se constate également avec la présence de Victor Wong au casting. Celui qui incarnait un sorcier des forces du Bien dans Jack Burton, devient ici un professeur de physique quantique missionné par l’Eglise elle-même. Il est étonnant de voir un sorcier devenir un scientifique, mais la physique quantique touche à une grande part d’inconnu, d’irrationnel et d’hypothétique, ce qui induit une vraie continuité entre les deux films. Cette fois, cependant, Carpenter adopte un ton beaucoup plus solennel, alarmiste, plus proche, justement, d’un The Thing, ne parlant pas forcément au grand public, mais plus fidèle à son cinéma. Prince des Ténèbres, qui peut se regarder comme un très bon divertissement fantastique et horrifique, recèle, comme toujours chez Carpenter, des discours bien plus larges et profonds sur l’humanité. Tout d’abord, c’est l’idée de sonder l’insondable, entre la collaboration entre un scientifique spécialisé dans un domaine d’études encore plein de mystères, et un homme d’Eglise, prônant des croyances basées sur des mythes, destinés à étudier, également, des forces qui nous dépassent.
C’est l’idée, un peu comme dans Starman, mais aussi Jack Burton, de remettre l’humanité à sa place, c’est à dire non pas au centre de l’univers et toute-puissante, mais bien comme une infime composante d’un monde où des forces colossales interagissent entre elles. Il y a également un discours très intéressant sur le fait que, dans l’univers, si quelque chose existe, il existe forcément un contraire à cette chose. Justement, la matière elle-même a son propre opposé, l’antimatière. Et le point que soulève Prince des Ténèbres, c’est que ces opposés peuvent cohabiter sans communiquer, mais peuvent aussi interagir et influer l’un sur l’autre. Enfin, on retrouve l’idée que, l’Homme, bien que se voyant et se voulant vertueux, et sujet à être porteur, en lui, d’un mal qui peut le rendre dangereux. On le remarque, notamment, avec la transmission de la « marque », mais aussi avec l’envoûtement des badauds et des clochards, à l’extérieur, suggérant aussi l’emprise de ce mal de manière massive et indistincte. Un mal qui semble même avoir affecté et terrorisé l’homme d’Eglise, qui n’est ici, comme souvent chez Carpenter, pas à son avantage, présenté comme faillible, comme ce fut le cas, par exemple, dans Fog, et plus tard dans Le Village des Damnés et Vampires.
Avec Prince des Ténèbres, c’est encore une fois la magie du cinéma de Carpenter qui s’empare de nous. C’est cette singulière capacité à nous offrir un divertissement efficace, qui peut très bien se regarder comme une perle du cinéma « bis », mais qui ne mise pas juste sur la volonté d’avoir du cachet, d’un réalisateur qui ne fait que s’amuser. Le cinéma est un art autant capable de chercher à sonder notre réalité que de chercher à sonder l’indicible, la constante étant que tout le monde n’est pas capable de faire l’un, l’autre, ou les deux. Et Carpenter est un maître dans l’art de sonder l’indicible, tout en se raccrochant toujours à une réalité plus fondamentale et plus brute. Prince des Ténèbres est, sans aucun doute, l’un de ses meilleurs exemples en la matière.