Que ce soit en termes thématiques ou esthétiques, la beauté des œuvres de Mikhail Kalatozov est renversante. La démesure est une composante essentielle de sa façon de délivrer un message, comme peuvent en attester des films comme La Lettre inachevée (surtout) et Soy Cuba (aussi), constituant ainsi un moyen de communication des idées et des sentiments à l'efficacité dévastatrice. À condition d'y être sensible, évidemment, car il n'est pas difficile d'imaginer que de telles expériences puissent s'avérer rebutantes pour un public amateur des émotions contenues (dont je pensais faire partie).
On pourrait voir dans Quand passent les cigognes ("les grues qui volent" pour être sémantiquement exact mais poétiquement maladroit) une certaine expérimentation en terrain neutre, dans un cadre historique autour de la Seconde Guerre mondiale résolument diffus, témoignant une forme de modération étonnante pour qui passerait par là après être passé par les films cités précédemment. Les schémas graphiques persistants et les procédés de montage forts sont omniprésents, mais ils semblent suffisamment subtils pour autoriser une mise en retrait en cas de saturation.
Le schéma de la cage d'escalier de l'immeuble de Veronika en est un parfait exemple : sa récurrence est assez clairement identifiable mais n'est pas essentielle à la compréhension ni à l'adhésion au récit. C'est d'abord Boris qui monte les escaliers pour rejoindre sa dulcinée dans un mouvement tourbillonnant saisissant, la caméra étant placée en son centre dans une trajectoire ascendante synchronisée suivant le personnage. Ce sera ensuite Veronika elle-même qui gravira ces mêmes marches dans une précipitation aux motivations bien différentes, juste après un bombardement dévastateur, dans un mélange de gravats et de poutres en feu, qui se terminera par l'ouverture d'une porte sur une vision d'horreur : l'appartement de son père (et par extension son père lui-même) n'existe tout simplement plus, détruit par une bombe. Et enfin Boris à nouveau, qui reviendra en ces lieux dans les instants qui précèdent sa mort (supposée), en rêves, appuyés par des images d'arbres tourbillonnants (eux-aussi) en surimpression. C'est une boucle qui semble éternelle.
Mais les séquences plus frontalement marquantes ne manquent pas pour autant à l'appel. Le passage où des bombardements nocturnes illuminent par intermittence l'intérieur de la pièce dans laquelle se trouvent Veronika et le cousin de Boris, Mark, est d'une puissance graphique et suggestive incroyable : on peut lire la terreur et la colère toutes deux immenses de la jeune femme dans ses yeux. Ou encore cette dernière scène au milieu de la foule en liesse qui accueille les soldats victorieux de retour du front, emprisonnant Veronika et son bouquet de fleur dans le contraste de son infinie tristesse alors qu'elle apprend la mort de Boris. Une séquence qui se termine d'ailleurs sur un discours très fort, célébrant la victoire tout en condamnant la guerre, alors que les larmes de chagrin de Veronika se mélangent aux larmes de joie de la foule. Il faut bien le souligner, au-delà du rôle de Mikhail Kalatozov, ceux du chef opérateur Sergueï Ouroussevski et de l'actrice Tatiana Samoïlova (tous deux également présents dans La Lettre inachevée) sont tout aussi constitutifs de la réussite du film.
Il faut sans doute chercher du côté de cette association de talents, la grâce et l'intériorité délicates de l'une, les mouvements de caméra et autres idées visuelles de génie de l'autre, pour expliquer au moins partiellement l'effet de sidération que peut procurer Quand passent les cigognes. Visuellement, le film propose énormément de choses sans pour autant s'accompagner d'une sensation de superflu : les travellings, les plongées et contre-plongées, les cadrages obliques, les jeux de lumière constants qui imprègnent les visages de leurs bandeaux lumineux et découpent les espaces de leurs clairs-obscurs, les accélérations fulgurantes au montage lorsque le suicide point à l'horizon, l'étirement insupportable de certains passages-clés difficiles... Autant de manifestations d'une virtuosité qui ne cherche pas à s'imposer de manière stérile, pompeuse ou prétentieuse, mais qui se cristallise simplement autour du personnage de Veronika et accompagne ses soubresauts émotionnels. Quand passent les cigognes semble ainsi correspondre à une dynamique de groupe actrice / chef opérateur / réalisateur extrêmement féconde, le fruit d'une symbiose aux multiples richesses.
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