L’homme est une planète inconnue. Le temps en est une autre. Lorsque le grand manitou du cinéma italien qualifie son Satyricon d’ouvrage de science-fiction, c’est à ce recul de l’esprit qu’il fait allusion. Et de fait on est moins en présence d’une recréation de la Rome pré-chrétienne que d’une équipée lointaine sur un astre-matrice, où l’on accompagnerait John Carter le long d’un voyage démentiel et trop secrètement désiré pour ne pas remplir un rôle cathartique. Petrone propose, Fellini dispose. Il n’y guère de plan dans ce foisonnement créatif qui ne suggère une référence, de Goya à Bosch ou au Caravage, musée imaginaire reflété par la galerie de peintures que visite le héros, avec ses fresques crétoises et ses bustes noués dans des linges à la manière de Cocteau. Pourtant chaque élément demeure marqué du sceau unique de son auteur. Des salles nues des thermes au palais de Trimalchion, de la plaine des sépultures au rivage final dominé par la proue étrange et pure d’une barque de mer, le réalisme est toujours mis au service du rêve. Quatrième dimension que celle de la poésie fellinienne, brutale et raffinée, ricanante et sensuelle, impitoyable mais d’une indicible beauté. Pas un visage, pas une parure (toutes pèsent leur poids d’or ou de bronze), pas un éclairage surnaturel qui n’exalte la perception de cet opéra de stupre et de débauche, de ce délire esthétique aux couleurs folles dont les images, superbes dans leur sauvagerie, déferlent et submergent comme une lave. Pas une séquence qui n’émerveille de ses harmonies inquiétantes, vites éteintes, remplacées par des discordances violentes au gré d’un montage qui casse le récit pour faire place au lyrisme épique. Balayant tout bric-à-brac mystico-freudien, le réalisateur assume son univers visionnaire, ce crépuscule romain dont la dimension spéculaire rappelle que La Dolce Vita devait à l’origine s’intituler Babylone an 2000. Il exhume des strates enfouies par des millénaires de mythes, d’idéologies et de fables, les fait s’animer comme le témoignage d’une civilisation disparue qui exprimerait en un même frisson la terreur et la volupté.
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Dès le départ Fellini réinvente le théâtre. Lui seul pouvait imaginer cette silhouette de Vernacchio lançant pets et lazzi, ou bien ces rapsodes grecs aux accents étrangers. Le spectacle donné sur les rideaux de brume par un vulgaire bateleur est plus près d’Artaud et de l’estrade de la cruauté que des divertissements d’époque. L’invité auquel on tranche une main, vite remplacée par un membre doré, prive le public tout à la fois de l’amusement et de l’horreur pour fixer une forme rituelle du cauchemar. Au milieu de trognes invraisemblables et de monstres familiers que n’aurait pas récusés le Tod Browning de Freaks, les trois héros s’affirment comme de beaux animaux, pleins d’une fougueuse ardeur. Encolpe, éphèbe charmeur et capricieux, prompt à la colère comme au sourire, est doté d’un sens de l’aventure qui l’apparente aux voyageurs d’Edgar Rice Burroughs. Ascylte est une sorte de faune sans scrupule, une canaille enjouée qui trahit tout le monde dans un éclat de rire. Giton enfin, minet androgyne plus près du féminin que du masculin, se vend au premier venu avec un entrain séraphique. Pas un instant ces garçons insouciants, libres et joueurs ne portent un jugement sur le monde qui les entoure. Spécialistes des expédients douteux, ils se gobergent à chaque instant avec une nonchalance passionnée. Tous sont joyeusement bisexuels, car rien de plus ambigu ne se présente à eux. Aucune rencontre ne les effarouche, ni cette étrange créature emmaillotée, suggestion de centaure ou de satyre amenée dans le temple de Cérès comme un métamorphique songe paysan, ni l’insatiable nymphomane qui doit consommer littéralement en permanence, et que les deux complices couvriront comme une aubaine inespérée mais sans surprise. Leur disponibilité physique leur est plus précieuse que la vie. La seule véritable catastrophe qui menace un moment Encolpe est celle du fiasco sexuel, rendu plus affreux encore par la présence avide de toute une ville réjouie autour de lui.
L’onirisme de leurs tribulations s’accentue à chaque minute du récit. Subure est un long corridor où règnent le fard, le tumulte et les malformations d’un ghetto dépravé dont les turpitudes ne sont que des fonctions. L’île Délidès est un impressionnant HLM futuriste, une grande insula qu’un séisme détruit promptement et où meurent terrorisés des chevaux symboliques. Tout le climat de l’œuvre oscille ainsi entre le cataclysme et le dérèglement. Au fur et à mesure que la narration progresse, Eros n’est exalté que par un recours tragique à Thanatos. Les épisodes ont beau se terminer sur la mort ou l’anéantissement, ils sont accueillis par les personnages comme de simples étapes, sans hausse sensible de tension. Même le banquet de Trimalchion n’est qu’un entracte aux proportions sociales, soulignant à son tour le pourrissement des corps et les antichambres de la damnation païenne. Éloge assez terrible d’un parvenu qui profite de l’esclavage comme on profita de lui avant qu’il ne soit affranchi, cet intermède offre un commentaire chaotique sur un ordre hiérarchique décadent. Invités et serviteurs s’y mêlent indissolublement dans les mêmes débordements, chacun à sa place mais tous gagnés par la frénésie de consommation que représentent les agapes : piscine collective, massages savants, goinfreries colossales (l’éventrement d’un porc en croûte provoque un raz-de-marée de cochonnailles fumantes), concours braillard de versification, danses lascives, scènes de ménage homosexuelles des deux bords, le tout culminant dans les fausses funérailles de l’hôte qui sont un peu celles de Charles-Quint revues par Toto ou les Marx brothers. Le poète Eumolpe, alternativement traité en convive toléré puis en objet de rebut, accomplit le tour complet des lieux de l’Olympe à l’Hadès lorsque, soudain disgracié, il est happé par de sulfureuses cuisines et pratiquement rôti avec des viandes en broche, pour se retrouver miraculeusement épargné, à la belle étoile, déclamant pour le profit d’Encolpe les louanges de la vie. Cette lumière de fin des temps est aussi la lumière de tous les matins.
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Le périple picaresque continue : tout le monde est enlevé et séquestré dans l’enfer flottant qu’est le navire de cruel Lyca. Étrange nef, de structure intemporelle (on croirait presque un vaisseau spatial), où l’on passe sans transition de la géhenne à l’orgie : sorte d’athlète fou, le maître du bateau combat ses prisonniers, et s’ils lui résistent il les fourre dans son lit. Encolpe se retrouve ainsi marié à Lyca, en présence officiante de son épouse qui, elle, s’offre Ascylte dans les coins sombres du bâtiment. Perversités bizarres, copulations diverses, divagations déroutantes que le cinéaste offre selon des arcanes inattendues mais sans aucune apothéose, presque en passant. Il aligne les anomalies naturelles comme un Charles Hoy Fort des dimanches. D’un coup, tchac, le jeune César est massacré et les légionnaires surgissant sur la grande arche tranchent la tête de Lyca en pleines noces, qui soudain flotte dans l’eau verte comme une pastèque. L’œil de verre du tyran, nouvelle méduse, s’immerge stupéfait entre deux ondes. Encolpe et Ascylte traversent encore la maison de deux patriciens suicidés auprès de paons noirs. Le trépas serein et à demi hippie des résidents, en ce lieu qu’on croyait havre de paix, n’empêche pas les protagonistes de prendre du bon temps avec une jeune esclave africaine babillante et hilare. Puis ils enlèvent l’hermaphrodite albinos et thaumaturge, objet de vénération fétichiste, relique vivante reposant sur sa couche et qui, arrachée à son milieu aquatique, se dessèchera entre leurs bras, blond et rose comme une poupée de cire fondant au soleil, une énigme invraisemblable et affolante de plus. Partout le vice, parce qu’il n’a pas encore été identifié, codifié, jugé punissable, intègre l’usage quotidien. Lubricité, avidité, gloutonnerie, bestialité : chaque séquence mène au cercle suivant, toujours plus bas. Le décor suggère également l’analogie infernale avec ses tourbillons circulaires en plein désert, tels d’immenses entonnoirs retournés, et ses fours noirs comme la poix, ouverts à l’instar de gosiers parcourus de langues enflammées. C’est une Rome lunaire vue du Moyen-Age, avant la réhabilitation de la Renaissance, quand sur la dolce vita planaient encore les corbeaux de la dépravation. Une féérie dionysiaque mais dont les fastes exhalent un parfum funèbre et annoncent peut-être l’arrivée de l’ange exterminateur.
La quête d’Encolpe se poursuit, aussi mythique qu’irraisonnée. Il se retrouve successivement dans la situation de Thésée puis dans celle d’Œdipe. Opposé, dans un labyrinthe mystificateur, à un Minotaure factice mais redoutable, le jeune homme, auquel on offre une vierge devant tous les citadins rangés en amphithéâtre, s’aperçoit qu’il ne peut plus honorer charnellement ses partenaires. Humiliation cuisante pour un aussi fier étalon. On le dépêche alors dans le seul endroit qui lui permette de récupérer sa virilité, le jardin des Délices, songe oriental où des odalisques rieuses lui cinglent les fesses avec des verges tandis qu’Ascylte folâtre parmi des nuées de danseuses sur une balançoire géante. Las, rien n’y fait. Il lui faut un pèlerinage ultime pour sauver ce qui reste de sa fierté. Curieuse épreuve : Œnothée, en punition d’un crime ancien, est réputée avoir proprement le vagin en feu. Et devant les yeux épouvantés d’Encolpe, cette Noire superbe aux yeux turquoise se transforme en hétaïre mamelue, ventrue, tellurique, arborant des seins gigantesques et un sexe-gouffre qui engloutit le membre du garçon. Déjà, dans la cité du Minotaure, des statues géantes, sortes de Vénus aurignaciennes, avaient présidé à l’offrande d’Ariane. Cette fois le héros retrempe son glaive dans une source clairement matriarcale. Le second visage de la sorcière fait penser à la Saraghina de 8 ½ ou aux mammas enveloppantes qui parcourent l’œuvre de Fellini. Audace suprême de cette grandiose odyssée baroque, il n’y a pas un aspect ou un âge de la vie qu’Encolpe ou Ascylte n’aient pris d’assaut et possédé. Mais alors que le premier est réintégré dans ses pouvoirs, le second est soudain assassiné. Encolpe fait un adieu furtif à sa jeunesse puis tombe sur des prêcheurs errants qui l’entraînent en gambadant vers une embarcation effilée. Un autre âge s’efface : le vieil Eumolpe, entouré de bandelettes comme une momie, a légué son héritage à quiconque dévorerait son corps. Encolpe laisse derrière lui des légataires cannibales qui mastiquent sans joie le cadavre puant. Il court vers ce qui pourrait être une nouvelle immortalité, sans innocence ni expérience — une ère de mutants. La fresque emprunte ainsi une dernière couleur à la mer Méditerranée, ultime refuge pour ses héros précaires aux jours comptés. Cette conclusion est comme une transmutation métaphorique de personnages en gravure sur pierre : recréer les figures légendaires d’autrefois, c’est les condamner à une fixité éternelle.
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Le film devient en somme un voyage supersonique au-delà de la moralité. Chaque cadrage dévoile un pan flamboyant d’un macrocosme traversé par des processions fantomatiques hérissées d’emblèmes et peuplées d’êtres sans âge, processions dont on ne sait si elles surgissent du néant ou si elles s’y enfoncent. C’est une foule grouillante qui promène ses plaisirs dans une vallée baignée de soufre acide, sous des ciels déchirés de lumière comme par la vision du Tintoret ou du Greco. Elle va se divertir de la fable du soldat et de la matrone d’Éphèse célébrant le triomphe de la vie sur la mort, comme Encolpe et Ascylte font l’amour auprès du bûcher des suicidés. Non seulement rien dans cette fiction archaïque ne préfigure la venue future du christianisme, ni une culpabilité qui serait avant-coureuse du péché, mais en plus Fellini situe son œuvre dans une zone où tout est littéralement permis, où meurtre, luxure, inceste n’ont d’autre signification que les bornes et repères qui entourent quelque cadran solaire des étapes vitales de l’existence. Tout en précipitant un univers entier dans la dislocation, il épargne son héros, le transfigure, et atteint ainsi le bogomoletz de l’inspiration. Il trace un itinéraire à travers une Antiquité mise à jour à partir d’un forage archéologique de la psyché occidentale. Il s’aventure sur un terrain toujours plus inédit, au plus profond de cette nébuleuse ultime qui est celle de l’inconscient. Par-delà son extravagance stupéfiante et fantasmatique, le Satyricon développe une ample réflexion sur l’engloutissement, la dévastation, la perte du sens et du souvenir. L’accueil grossier et l’incompréhension que réservent aux Homéristes les invités de Trimalchion est une image de notre propre rapport avec une culture oubliée, et le regard triste d’Eumolpe comprenant la déception des aèdes fait écho à la propre tristesse du cinéaste sur lui-même. Reste son génie artistique pour la conjurer. Un monde aussi lointain se fermerait comme une huître devant n’importe quel Colomb qui y débarquerait par hasard : face au medium Fellini, il s’ouvre au contraire, béant comme un abîme.
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