« Un savoir n’est vrai que soutenu par la morale »

Tout cinéaste de génie devrait se frotter à la science-fiction. L’exemple de Solaris est particulièrement remarquable. Loin de sa terre, de son histoire, de ses racines, Tarkovski livre pourtant un film puissamment personnel et en totale adéquation avec l’œuvre que déroule sa filmographie.


La nature, à travers les motifs indissociables de son esthétique que sont l’arbre et l’eau (ainsi, dans une moindre mesure, que le cheval), est ainsi bien présente dans le film, à ses extrémités. Elle l’ouvre et le ferme, dans un chant nostalgique : on sait au départ qu’on va la quitter, et lorsqu’on la retrouve, c’est une île de l’Océan de Solaris, qui peut suggérer qu’elle n’est qu’une projection de nos désirs et de nos souvenirs.


Dans la station orbitale, la nature s’immisce : c’est l’eau qui gèle le corps de Hari, ce sont les lamelles de papier qu’on fixe au ventilateur pour se remémorer le bruit des feuilles… C’est aussi la présence des tableaux de Brueghel l’Ancien, fenêtres sur un monde quitté qui annonce, notamment avec La chute d’Icare, ce splendide moment d’apesanteur.


Dans la scène finale, l’eau ruisselle à l’intérieur de la maison sur le corps du père qui ne semble pas s’en soucier. Ce motif de la pluie intérieure, qui traverse tous les films de Tarkovski, (les goutes dans le sous-sol de l’Enfance d’Ivan, la neige dans l’église dans Andrei Roublev, le plafond qui s’écroule sous le poids de l’eau dans Le Miroir) conjugue poésie et transcendance, désir de communication entre le matériel de la construction humaine, l’abri, et l’extérieur, le domaine de Dieu où la pluie manifeste sa présence et la vie foisonnante.


Ces évocations d’une nature immuable et qui se rappelle à nous sont complétées par un autre thème graphique, celui de l’architecture. L’époustouflante séquence du périphérique tokyoïte annonce autant le départ de la Terre que ce qu’elle est devenue : un maelstrom d’entrelacs de béton, dans un mouvement perpétuel et apparemment sans direction, surtout, sans hauteur, vers les bas-fonds d’une terre minéralisée et orthogonale. Cette exploration se poursuit dans la station : boyau circulaire tout en courbes, la structure des lieux occasionne des plans séquences virtuoses, fondés sur le cycle et l’éternel recommencement, symboles du cauchemar des souvenirs et des remords qui vont se matérialiser. L’ouverture, ce hublot lui aussi circulaire qui ne donne accès qu’à un globe éblouissant et opaque, dit tout le mystère de ce qui attend de l’autre côté : une entité, divine ou non, mais intelligente et réactive.


Ce mystère et cet invisible sont l’une des grandes nouveautés du film. Même si Tarkovski prenait soin de ne jamais filmer Roublev en train de peindre, il n’avait pas encore joué sur l’angoisse et l’invisible à ce point. Dans certains plans proches de ce que sera l’esthétique de Lynch par la suite et la présence qu’il accorde aux objets, Tarkovski s’attarde sur les accessoires de Hari, sa veste, un siège, et leur donne une capacité vibratoire unique (on est d’ailleurs étonné de l’insistance faite sur l’oreille, à deux reprises, motif si important chez Lynch, notamment dans Blue Velvet). De la même façon, les apparitions furtives des matérialisations psychiques, notamment celles des collaborateurs, ajoute à l’étrangeté et la terreur ouatée qui règne en ces lieux loin de toute attache. En plus d’être une réponse à 2001, L’Odyssée de l’espace, Solaris peut aussi se voir durant ces séquences comme une annonce de Shining


Si la thématique de l’opacité gangrène une grande partie du récit et de l’esthétique, c’est bien celle de la création qui lui répond. Dès l’ouverture du film, c’est le film qui est présenté comme moyen de communication. Plusieurs films imbriqués permettent de remonter au problème de Solaris : des réunions, des témoignages directs de la station, des messages… Au cœur du film, c’est celui de l’enfance de Kris, film de son père où, signe d’amateurisme, tous les personnages regardent la caméra. Mise en abyme d’une grande beauté sur le rapport entre la création et l’émotion, Tarkovski distingue le film fonctionnel (le message vidéo, gage de modernité dans un film futuriste), le témoignage mortifère d’un passé révolu où apparaissent la mère, puis la femme, au nouveau film, celui qu’envoie Solaris aux spectateurs de la station orbitale : leur propre projection, issue de leur scénario intime et profond. Hari va ainsi progressivement prendre conscience de son statut de personnage, s’inquiétant de ne pas avoir de souvenirs, si ce n’est ceux issus de la conscience de son veuf de mari. Kris, face à cette femme, la construit malgré elle et malgré lui, au gré d’émotions trop violentes pour avoir totalement été effacées par le deuil : autant d’indices sur la figure de l’artiste et du cinéaste proposés par Tarkovski.


Mais loin de figurer cette création comme une salvation et la seule à même de guérir l’homme de ses douleurs, Tarkovski dessine à travers l’éveil de Hari un des thèmes centraux du film, et de toute son œuvre : le rapport à la transcendance. Hari, création passive et dénuée de repères, s’ouvre à l’autre, à la chair et à la conscience dans un élan qui la dote progressivement d’humanité et de douleur. Cette conscience, c’est précisément celle dont semblent dénués les scientifiques qui l’entourent. Enfermés dans cette station, perdus face à une planète aussi incompréhensible que digne de recherches (jusqu’à la fondation d’une science, la solaristique, dont nous ne saurons rien) ils attendent désespérément le Contact. Le seul qui leur est proposé, voire imposé, est de rentrer en communication avec eux même, ce à quoi ils ne sont pas prêts ; « nous ne savons que faire d’un autre monde, nous avons juste besoin d’un miroir » explique l’un des chercheurs. Avant de poursuivre :
« Les anciens s’y prenaient mieux que nous pour comprendre le cosmos : ils ne demandaient ni pourquoi, ni comment. » « Ne pas connaître le jour de sa mort, c’est être presque immortel. »


En enjoignant l’homme à l’acceptation de son ignorance, la modestie et l’humilité, Tarkovski réintroduit la transcendance et le divin dans un monde qui en semblait dénué. Film pessimiste et perclus de mélancolie, lucide et lyrique dans sa désolation face à notre petitesse, son plan final nous laisse seul face à nous même, sur un îlot de conscience. Mais ce qui s’y passe, à savoir la réconciliation entre un homme et son père, entre un homme et son fils, est la promesse d’une sagesse, d’une humanité qui peut être à l’origine de la formation d’un archipel.


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Sergent_Pepper
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le 2 déc. 2013

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