Naturellement sur le moment, il n’y a rien de drôle. Comment trouver de quoi rire dans un film de Tarkovski ? L’anesthésie générale induite par le film empêche même la souffrance ou l’ironie ; et puis cette anesthésie n’est pas uniquement un effet, elle est aussi nécessaire pour encaisser l’objet. Puis plus tard, quand vient l’heure d’en dresser un compte rendu, soudain c’est l’éclat de rire. Quoi, il faudrait maintenant prendre au sérieux toute cette mascarade ? Il faudrait accorder du crédit à l’oeuvre la plus nanardesque d’un cinéaste amphigourique au dernier degré, de surcroît quand lui y voit sa fabrication la plus ratée ?


Le rejet par Tarkovski (Andrei Roublev, L’Enfance d’Ivan) de ce Solaris dope la blague. En effet il est d’autant plus amusant que pour lui, le problème de son Solaris est d’être rempli de gadgets technologiques, autrement dit de toutes ces bestioles sans âme avec lesquelles un cinéaste mystique comme lui ne saurait composer. L’incompatibilité est manifeste et a pour conséquence le ridicule de cette réponse venue d’Europe de l’Est à 2001 l’oddysée de l’espace de Kubrick. Pourtant comme dans Stalker ou dans une moindre mesure Le Miroir, un homme déambule dans des paysages vierges et sa circonspection vient s’ajouter au vide.


Et globalement Solaris est conforme, c’est le Tarkovski standard. Oui mais cette fois les paysages vierges ne sont ni le reflet (Le Miroir) ni l’écrin désolé et mort (Stalker) des ondulations de l’âme du héros : la pure extériorité est là, qui le dévore ; et lui est tout seul et dépassé face à ces objets. Il n’y a guère de stimulations de leur part mais tant de complexité extérieure, c’est déjà beaucoup trop. Résultat, pour Tarkovski, son Solaris est une vulgarité, un film facile et outrancier, presque un piège à gogos hollywoodien où l’action et la matière ont pris le pas. Deux vilaines notions lorsqu’on est un cinéaste exigeant et sans compromissions aux délires existentialistes rétractés et mutiques.


Solaris est finalement le plus vacant de tous les Tarkovski. Il arrive à surpasser en lenteur ses acolytes mais comme il assomme et invite d’emblée à la résignation le spectateur, il est presque impossible d’avoir une émotion négative à son égard. Divisé en deux parties, ce spectacle de trois heures est plombé par son casting tellement inadéquat qu’on s’interroge dans un premier temps sur une quelconque volonté artistique de Tarkovski. Libre à chacun de prêter du sens à ce qui n’est que le résultat d’un manque d’attention pour les "détails" vulgaires d’un Tarkovski absorbé par sa vision incommunicable et peut-être, peut-être, pas tout à fait au point.


Quelques fantaisies parsèment le film, tendant aussi bien à lui insuffler un peu de vitalité qu’à le précipiter vers la baudruche, mais enfin assumée et exhibée ! Il s’agit notamment de la séquence où Natalia Bondartchouk et Donatas Banionis planent, au sens propre, accompagnés du tableau Chasseurs dans la neige de Brueghel (1565). Tarkovski le réutilisera dans Le Miroir. Pour le reste, l’agonie de Natalia ou la perplexité de Donatas et ses inquisitions molles pourront affecter les spectateurs prêts à l’emphase. Solaris a tout de même une vertu, qui ne tient pas à son budget conséquent (ce qui n’en fait absolument pas un cas unique dans la carrière de Tarkovski, en dépit de ses postures).


Dans cet opus, Tarkovski ose y filmer non pas des rails ou des murs pendant de longs plans-séquences, mais la Nature, authentique ou déformée par un filtre futuriste pervers. Ces séquences à rendre compte de la présence de jardins, forêts, nuages, valent mieux que tout le reste cumulé. Entre fantasmagorie et platitude terrienne, quelques plans magnifiques se trouvent là. À son meilleur, Solaris est cet enchaînement de belles balades. Pour le reste, il n’est qu’un amalgame de sentences abracadabrantesques et un film de science-fiction dans le déni. Ce déni se donne comme la conséquence d’une parole philosophique accomplie, alors qu’il s’agit fondamentalement d’une lâcheté de la part de Tarkovski. Plus que jamais, le cinéaste se dérobe à sa mission de bâtisseur pour rester un créateur vaniteux doublé de ce qu’il abhorre, un fabricant planqué.


http://zogarok.wordpress.com/2014/10/27/solaris-tarkovski/
http://zogarok.wordpress.com/tag/andrei-tarkovski/

Zogarok

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