Pour bien appréhender Stalker, il faut d'abord bien se mettre dans la tête qu'il s'agit d'un film poétique – et non pas narratif. Donc l'histoire, les événements, l'action en sont bannis d'office, ou mis au second plan, au profit d'une contemplation intérieure, d'une esthétique auto-référente, d'une réflexion personnelle. Ensuite, il serait pertinent de comparer son cinéma à l'état actuel de la poésie contemporaine (disons depuis Mallarmé) française, qui se divise en deux courants (le néo-lyrisme [poésie de la relation, de l’articulation entre le moi, l’autre et le monde, et qui pose la question de la possibilité d’un chant poétique aujourd’hui – exemple: Y. Bonnefoy] et le littéralisme [poésie du langage, de la réflexion métadiscursive, et du refus des thèmes traditionnels – ex.: Ponge]), pour constater que Tarkovski s'inscrit plus dans la seconde catégorie – celle qui privilégie la forme, le signifiant, la matière du langage, c'est-à-dire l'image au cinéma – que dans la première. Voilà qui peut permettre de mieux situer a priori cet objet non identifiable.
Et formellement, ce que Tarkovski met en place, c'est d'abord une ambiance, d'autre monde, d'ailleurs, d'apocalypse et de catastrophe prémonitoire, de rêve idéal et de cauchemar éveillé. Pour ce faire, il élabore un travail esthétique, basé sur le sentir, très ample: à travers les sons hors-champ (grincements, écoulements d'eau, silences inquiétants, …) tout comme la bande-son électronique hypnotique; les espaces, comme les lieux en ruines, abandonnés où la menace plane constamment, les usines désaffectées, qu'il faut traverser malgré le péril et les eaux stagnantes, polluées, répugnantes où l'on s'embourbe.
Traverser les espaces donc. En effet, car Stalker est un film du chemin, du passage et surtout de la frontière. Matériellement ce dernier point se concrétise par les nombreux cadrages au niveau de fenêtres ou de portes, proposant ainsi un regard limite, un regard seuil qui sonde l'espace, le défie, l'envisage avant qu'il ne soit franchi.
Franchir la limite pour que le chemin perdure, pour atteindre le but: voilà l'action (quoique ce nom semble déplacé) du film. Mais, plus que physique ou spatial, ce chemin a d'abord des résonances existentielles, s'inscrivant dans une réflexion philosophico-mystique bien tarkovskienne. En effet, le chemin en soi et la profondeur intérieure et métaphysique qu'il suscite revêtent finalement plus d'importance que le but si bien que la quête de ce lieu idéal où tous les vœux sont exaucés ne devient qu'un prétexte: ce chemin horizontal cache en fait une recherche de verticalité, un but mystique de l'ordre du sacré et de l'indicible.
6,5/10