Le premier mystère de cette oeuvre habitée est son titre : en effet, il ne donne aucun élément au novice qui pense sans doute à la Bourgogne ainsi qu'à son célèbre duché, et l'explication vient du milieu scientifique où évoluent les personnages : le Duke éponyme est une espèce de papillon que l'on trouve dans les forêts d'Europe. Peter Strickland voulait un titre masculin pour raconter cette histoire de femmes. Un titre qui prend, de par l'autre nom de cette espèce, la Lucine, une résonance mythologique pleine de sens ; Lucine étant le surnom poétique de Junon, déesse de lumière, protectrice des femmes, du mariage et de la natalité, véritable symbole de l'amour conjugal...
Strickland fait partie de ces auteurs qui savent créer un univers stylisé. En choisissant de ne pas donner au public de repères spatio-temporels précis, il lui permet ici de se téléporter dans un monde hors du temps et entièrement féminin, aucun personnage d'homme n'ayant droit de cité. Si The Duke of Burgundy conserve de son précédent long-métrage, Berberian Sound Studio, le goût d'une intrigue à huis clos, pas la moindre indication sur le lieu exact où se déroule l'intrigue ne viendra cette fois nous rappeler le monde réel, y compris des extérieurs dont rien ne trahit leurs origines hongroises.
Le traitement de la liaison saphique entre les deux personnages principaux, une lépidoptériste de renom et sa domestique particulière, est la source intarissable de questionnements sur la définition d'une relation avec un autre être humain. D'ailleurs, ce rapport entre maître et domestique, on le comprend après quelques minutes, n'est qu'un jeu instauré entre les deux femmes ; les scènes coupées nous apprendront même que la femme soumise est paradoxalement la propriétaire des lieux, élément que le cinéaste a judicieusement élagué du montage final.
Une relation amoureuse peut-elle impliquer une liberté, un respect de chacun, ou doit-elle voir l'un des partenaires se soumettre aux demandes de l'autre ? Astucieusement, la question est posée par la relation elle-même, la plus jeune des deux femmes étant soumise à son aînée en autant de jeux sexuels quotidiens. Si le désir et la sexualité sont dépeints comme enjeux principaux de la relation entre Evelyn et Cynthia, The Duke of Burgundy montre de l'intérêt pour ce qu'il expose autant que pour ce qu'il garde hors de portée.
Témoin ce passage vertigineux où les caresses mutuelles des deux femmes les mènent à l'orgasme tandis que Strickland, focalisé en gros plan sur leurs visages, signifie un peu plus au public ses limites sensitives, le cinéma ne faisant appel qu'à deux des cinq sens. Sachant le spectateur privé du toucher, il limite en plus sa vision pour faire appel à l'imagination. En cela, il touche à un érotisme réellement électrisant, le tout sans brandir cette approche suggestive comme unique modèle à suivre. Logique, tant The Duke of Burgundy demande une certaine ouverture d'esprit pour profiter de sa mise en scène à fleur de peau. À ce titre, il pousse le concept en filmant une porte close à plusieurs reprises, nous laissant libres d'imaginer ce qui se passe derrière. Fragile, le dispositif aurait pu être hermétique si l'oeuvre ne posait une question essentielle : l'une des partenaires doit-elle sacrifier sa personnalité pour rendre l'autre heureuse ?
Les échanges, les postures, artificiels dans un premier temps (car écrits et non spontanés) deviennent de plus en plus riches au fur et à mesure que la dominante apparente se montre comme étant dominée, et qu'elle commence à refuser les règles du jeu instaurées par son amante. Sans le dire ouvertement, Strickland met à nu la spécificité centrale des rapports sado-masochistes : le dominant se retrouve inféodé à un rôle qui le prive de l'attente, et donc de l'excitation propre au dominé. Cette sensation de contrôle peut se montrer aussi attirante que la posture inverse, mais la personne soumise conserve, jusqu'au bout, une forme d'abandon total dont le maître est privé.
Là commence l'apprentissage du respect du désir de l'autre, la volonté de créer une relation fondée sur l'échange, sur la connaissance réelle et non prédéfinie de son partenaire. Comment faire durer le désir ? Tout est permis, dans les limites admises par chaque partenaire de jeu. On constate d'ailleurs une certaine réticence lors de l'une des premières scènes d'amour entre les deux femmes, quand elles se retrouvent au lit après une demi-heure de film. L'aînée commence à s'épancher, à se dévoiler, à vouloir partager une intimité plus libre et spontanée, mais se voit très vite recadrée par la jeune femme qui lui rappelle les règles du jeu. Les rôles s'inversent, et celle désignée dominante se voit brimée par le besoin de soumission de l'autre.
Le mot clé de The Duke of Burgundy, on le saisit dès les premières minutes, est sensualité. Connue pour son rôle dans la série Borgen, la comédienne Sidse Babett Knudsen montre encore une fois son immense talent et offre une palette de nuances incroyable tant dans ses moments de doute, de manque affectif que quand elle endosse ce rôle de maîtresse-femme qui semble effectivement écrit pour elle. La peau, les étoffes, les objets de décoration ont l'air habités par un raffinement extrême, Strickland donnant une présence rare à chaque nouveau décor. Ouvertement influencé par les travaux de Jess Franco, stakhanoviste du bis érotique, The Duke of Burgundy trouve dans ses décors déserts et son ambiance coupée du monde un rythme languissant et hypnotique. L'influence est confirmée par la présence de Monica Swinn dans le rôle d'une voisine acariâtre, comédienne qui a tenu pas moins de vingt-trois rôles chez Franco.
Scénariser les moments partagés, c'est prendre le risque d'en retirer toute spontanéité, de s'exposer à un manque d'imagination apte à empêcher de s'abandonner à l'autre, faute de pouvoir lâcher prise sur les mécanismes des rôles. L'intimité ne se crée alors pas et si les corps se rapprochent, les âmes restent distantes. En apprenant à être sur un pied d'égalité, à vivre une relation équilibrée, Cynthia, guidée par sa maîtresse Elveyn va troquer sa peau de chenille pour devenir un papillon, métaphore simple mais sublimée par l'oeil amoureux d'un metteur en scène en état de grâce, cherchant et trouvant la beauté de sentiments nés d'une complicité fusionnelle. En être témoin est le plus beau privilège offert par cette relation vécue à l'abri des regards, si ce n'est ceux d'un public aux anges pour peu qu'il soit réceptif au voyage.
Rawi et Fritz_the_Cat
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