Sans aimer passionnément ce genre de cinéma, il y a de quoi rester dubitatif lorsqu'on essaie de comprendre pourquoi un film comme "Charley Varrick" ne bénéficie pas d'une réputation plus large. Une ambiance travaillée avec soin, un ton globalement original, légèrement décalé et renforcé par un casting assez peu connu, un côté jubilatoire, et surtout une approche sans concession (forcément, il est signé Siegel...) comme on n'en fait plus. C'est un peu dans cet esprit que j'aimerais voir un James Bond, à titre personnel.
Le scénario rappelle étrangement celui de "No Country for Old Men" (ou inversement), et je ne serais pas trop étonné d'apprendre que les frères Coen regardaient ce film en boucle quand ils étaient petits. Le film commence par une scène de braquage raté, mais pas "raté" comme on l'entend au sens traditionnel : au lieu des quelques milliers de dollars attendus, voilà les malfrats en possession de "trois quarts d'un million". Le plus perspicace de la bande comprend vite que cet argent est issu du blanchiment opéré par la mafia, qu'ils redoutent plus que tout, et surtout bien plus que la police. S'engagent alors un jeu de cache cache et une chasse à l'homme entre Walter Matthau (j'aime beaucoup sa dégaine et son air débonnaire faussement distant) et la grosse brute engagée par la mafia pour retrouver ses biens. C'est le petit artisan ingénieux contre la grosse machine de l'organisation mafieuse.
Dès les premiers instants, il y a un côté tragique et violent très savoureux qui s'installe. Le vice et la corruption sont partout, la galerie de portraits correspondants est étonnante. Bien sûr pourrait-on dire : on est chez Siegel . Les personnages sont assez largement antisociaux et amoraux, cf. l'idéologie que véhiculent des figures comme Dirty Harry (sorti deux ans avant). Drôle de transition d'ailleurs à ce sujet, dans les premiers instants, avec une introduction montrant une Amérique joyeuse et prospère, avec son confort en façade, avant de laisser surgir la violence du hold-up. Un parfum de pessimisme lourd flotte sur tout le film, sans pour autant laisser de trace frontalement réactionnaire sur son chemin.
Le personnage éponyme est doté d'une psychologie intéressante, il se ferme peu à peu sur lui-même à mesure qu'il s'enfonce dans le problème de la restitution de l'argent, il trompe ses semblables avec sa fausse neutralité et sa fausse distance, alors qu'il est en train de préparer sa piste de sortie. Un sacré morceau de bluff. Don Siegel le présente comme quelqu'un de relativement sympathique, un gangster avec des principes, mais cet effet résulte plus simplement et plus prosaïquement du fait qu'il cache mieux son jeu que les autres : c'est un portrait très déstabilisant. Humour noir et violence froide, un sacré cocktail exempté de la jolie petite leçon habituellement sermonnée en fin de film. En lieu et place de quelque morale que ce soit, une baston épique entre les deux gros lascars du film, l'un en voiture et l'autre en avion. Il fallait le faire...
[AB #122]