Sorti plutôt discrètement en 1973, Tuez Charley Varrick, de Don Siegel, est devenu – quelques décennies plus tard – un polar culte des années 70. Un statut largement mérité.
Au Nouveau Mexique, Charley Varrick, sa femme et deux complices braquent une petite banque locale. La police arrive. Le hold-up tourne mal. Des coups de feu sont échangés. Un des braqueurs et deux policiers sont tués. Varrick, sa femme et un complice s’échappent. Ils comprennent que la somme qu’ils ont emportée est disproportionnée par rapport à la modestie de l’établissement. Varrick pense avec crainte que l’argent doit appartenir à la Mafia et que les ennuis vont s’aggraver.
Dans l’édition française du DVD, Alain Corneau présente Tuez Charley Varrick. Selon lui, Don Siegel était un « artisan d’art », un réalisateur humble, consciencieux, qui préparait minutieusement ses plans et tournait vite. Un véritable auteur, avec un regard et un discours, mais qu’il n’a jamais martelés ou revendiqués ; il « avançait masqué ».
Grande sobriété de style et sens de l’économie expliquent des points de vue parfois considérés comme réducteurs. Mais il est aussi réducteur de considérer le Harry Callahan de son « Inspecteur Harry » comme son alter ego. Siegel donna très peu d’interviews dans sa vie et on ne connaît pas son avis sur ces jugements. Corneau le voit comme un « humaniste pessimiste », un fin observateur de son époque, et lui prête une influence majeure sur le cinéma américain et même européen. Don Siegel, ne l’oublions pas, fut le professeur de Clint Eastwood, qu’il dirigea dans « L’inspecteur Harry » mais aussi dans « Un Shérif à New York », « Sierra Torride » et « Les proies », un drame d’une noirceur et d’un cynisme inouïs. Il supervisa son premier film, « Un frisson dans la nuit ». Eastwood dédia d’ailleurs à Siegel son film « Impitoyable ».
Rappelons aussi que si Don Siegel est le réalisateur de polars par excellence, il s’est illustré brillamment dans d’autres genres, par exemple l’excellent « Invasion of the Body Snatchers » (science-fiction), sorti en 1956 et « L’enfer est pour les héros » (guerre), en 1962.
Siegel ne cherche pas à promouvoir son talent mais si sa mise en scène efficace peut paraître un poil conventionnel au premier regard, un œil un peu exercé y perçoit nombre de subtilités et d’audaces. Ici, les cadrages, le montage, le jeu des acteurs et la musique de Lalo Schiffrin imprègnent le film d’un rythme et d’une énergie réjouissantes. Il n’y aucun plan superflu. Chaque scène est d’une précision et d’une concision parfaites. Pas de complaisance dans la violence pourtant présente. Pas de surenchère d’effets propre à certains films actuels. Siegel ne se regarde pas filmer, il est entièrement voué à un noble objectif : obtenir le meilleur rendu possible en un minimum de temps.
Ce qui fait toute la valeur de ce travail d’expert, c’est qu’au-delà de l’efficacité et du rythme, Siegel nous offre une esthétique forte et non clinquante et ses personnage sortent du stéréotype propre au genre. L’histoire est renforcée par la personnalité des comédiens parfaitement mise en avant. Par exemple, la scène où le directeur de la banque Harold Young (Woodrow Parfrey) discute avec Maynard Boyle (John Vernon), le PDG, aurait pu paraître accessoire, mais la justesse des dialogues, la mise en scène et la beauté des plans (chef opérateur: Michael C.Butler Missouri Breaks) lui donnent une force réelle ; au final, elle permet d’approfondir les personnages et de souligner la vulnérabilité de Young : il n’a ni la force ni la volonté de fuir
D’ailleurs, tous les personnages sont très bien définis, même s’ils n’apparaissent que quelques instants à l’écran. Tous ont au moins une caractéristique intéressante ou cocasse ; ils sont tous décrits avec justesse et réelle humanité : le directeur de la banque désespéré par une situation qui le dépasse, la vieille voisine et ses obsessions sexuelles, l’armurier handicapé intransigeant, la jolie photographe sans complexes ni scrupules, le shérif honnête et obstiné, le jeune complice immature (Andrew Robinson, le tueur dans « L’inspecteur Harry ») et l’homme de main de la Mafia, Molly, chargé de récupérer l’argent, salaud charismatique, raciste : avec ce lin d’œil : « Je m’attendais pas à voir Clint Eastwood » lui dit la photographe sexy (Joe Don Baker, remarquable, donne à ce personnage implacable, sadique, macho et raciste une présence indéniables. On le retrouvera dans "Les Nerfs à vif" de Scorsese). Exemple représentatif (il vient de frapper un homme) : "j'autorise très peu d'hommes à me parler sur ce ton. Quelques Caucasiens. Et aucun nègre du tout”.
Et puis Charley Varrick, qui donne son titre au film (le titre original est simplement Charley Varrick). Flegmatique, réfléchi, rusé, légèrement voûté, séducteur, le personnage est original et intéressant, très loin des archétypes du genre. C’est un petit braqueur d’occasion ; il ne convoitait pas autant d’argent. C’est un homme qui cherchait à gagner sa vie simplement, en marge de la société mais sans ambition de fortune. Il cherche même pour se sortir de l’histoire trop grosse pour lui à rendre l’argent du braquage à la mafia. Ce caractère peu courant dans le genre, démontre encore l’intelligence d’un scénario qui ne cherche jamais à idéaliser l’homme qui reste un débrouillard. Il réfléchit bien à son propre intérêt physique et pécuniaire. Son ambiguïté et ses nuances font l’épaisseur, la crédibilité et l’originalité du personnage. Walter Matthau, parce qu'on le connaît par sa carrière essentiellement humoristique, apporte une décontraction charismatique qui sert remarquablement son rôle.
Ce film illustre, efficacement et sobrement, le combat inégal entre l’individu et le pouvoir, représenté ici à la fois par la mafia et par ces « grands groupes » qui empêchent l’homme modeste mais de bonne volonté de se faire une place d’entrepreneur indépendant. Ce thème de l’individu face aux organisations trop puissantes est très ancré dans une tradition américaine dont l’idéal est figuré par les très beaux premiers plans du film (des images bucoliques de la campagne).
Don Siegel a toujours réalisé des films appréciés des studios car ne dépassant jamais les budgets et étant toujours bénéficiaires. Son humilité d’artisan (comme celle de DeToth, par exemple) et sa discrétion ne doivent pas nous faire oublier que ses observations et ses talents de réalisateur font transparaître son point de vue personnel et c’est bien là où il rejoint le "héros" de ce très bon film.
C’est ce regard sobre et plein d’humanité porté sur ses personnages et sur les paysages qu’il filme, autant que le discours sous-jacent d’une intrigue policière remarquablement bien menée, qui fait de Tuez Charley Varrick, certes un polar très efficace, mais aussi un véritable film d’auteur.
A découvrir ou à redécouvrir sans attendre.