Le film est inspiré d’une histoire réelle survenue dans les années vingt.
Et le film commence :
Une vision légère et... noire.
Les extérieurs d'entre Saône et Rhône permettent de situer l'action dès le générique du film, en enveloppant de brouillard la Capitale des Gaules. La cité des canuts prend son aspect le plus mystérieux, chaque passant, ombre dans la brume, devient fantôme. Celui du titre est joué par Louis Jouvet... dont on ne découvre le visage qu'après l'avoir suivi pendant tout le générique, silhouette énigmatique dans des ruelles sombres, remontant des escaliers.
On ne l'identifie que parce qu'un autre personnage l'a remarqué et tente d'échapper à son regard. Cette «course-poursuite» dans les traboules donne le ton : le revenant, Jean-Jacques Sauvage (Louis Jouvet) effraie, tel un fantôme, son vieil ami d'enfance, Edmond Gonin (Louis Seigner). Le retour de Jean-Jacques, devenu maître de ballet reconnu, dérange deux familles de soyeux, ainsi qu'on désigne les propriétaires des entreprises textiles.
Le scénariste Henri Jeanson déplace le fait divers dans le temps. C'est un souvenir honteux qu'il faut à tout prix étouffer pour éviter un scandale, que Jean-Jacques pourrait légitimement déclencher. Dès la troisième séquence du film, le spectateur comprend la peur des deux familles respectables. Jean-Jacques (Jouvet détachant ses mots avec encore plus de froideur), les oblige à s'expliquer. Quand, vingt ans plus tôt, Jean-Jacques était le petit ami de Geneviève (Gaby Morlay), cela contrecarrait les plans d'union financière et industrielle des deux clans. Un rendez-vous nocturne fut transformé en traquenard. Son «ami», Jérôme Nizard (Jean Brochard), l'attendait avec un revolver près de la porte de la chambre de sa sœur, Geneviève. Cette dernière, de mèche avec son frère et son nouveau et riche prétendant (Edmond), ne s'émut pas outre mesure de cette tentative d'assassinat déguisé en « tir sur cambrioleur ».
Pour filmer cette scène clef, racontée par Jean-Jacques sur les lieux mêmes du drame, Christian-Jaque joue avec le titre du film : Le vent soulève les tentures, fait grincer les portes dans la pénombre, comme si un fantôme revenait dans ces lieux. Sous l'effet du texte en voix off, le souffle du passé revisite l'appartement vingt ans après le drame.
Début de film fantastique. Les brumes, les ruelles sombres, la fuite d'un personnage, les visages dissimulés, les fantômes du passé qui
animent portes et fenêtres et la musique d'Arthur Honegger donnent une ambiance envoûtante. Le fait divers devient vent d'hiver, un souffle et un ange qui passent, quand «l'assassiné» évoque le piège monté par ses «amis», qui ne peuvent qu'avouer mais en rejetant la faute sur les autres.
Le reste du film, avec un humour acerbe, attaque les habitudes de certains des bourgeois d'Ainay, vieux quartier des riches familles de la ville. L'avarice, les turpitudes cachées («je te prêterai ma garçonnière» assure Nizard à son fils qu'il veut marier à une fille laide mais riche !), le carcan familial et les habitudes, enferment les personnages dans un destin sans surprise. Geneviève explique :
«Comment ai-je pu croire que tu pourrais m'aimer avec ma dégaine de petite-bourgeoise et tous ces tics que j'ai dû acquérir à mon insu, pendant que tu n'étais pas là ! Comment ai-je pu croire que je pouvais lutter contre mon propre fantôme ?».
Jeanson n'a pas lésiné sur la noirceur. Jouvet représente le cynisme et la vengeance tout en froideur et humour noir. Le seul personnage sympathique est celui de la tante Jeanne (Marguerite Moréno), extravagante, rejetant les hypocrisies, et désignant sa famille sous le terme de «cloportes». François Gonin, le jeune homme romantique (François Périer) est naïf, et rêve d’une carrière de peintre décorateur. Jean-Jacques l’encourage vaguement : « Je n'ai qu'un conseil à vous donner : devenez quelqu'un. Seulement voilà. Qui ? » Il sous-entend que ses velléités artistiques ont peu d'avenir et lui annonce «oui, oui, vous avez beaucoup de talent... [et en aparté, fermant une porte] comme boy scout».
Une scène dénonce en bloc les soyeux, quand Geneviève prête à s'enfuir avec Jean-Jacques, fait ses adieux à la bourgeoisie présente dans la salle du théâtre. Elle murmure : «Une seconde... le temps de prendre congé de tout ce joli monde... Adieu, Monsieur Lanessus... vous avez cent mille francs de rente, pas un sous d'honnêteté... (...) Adieu, Madame Boncornet, je vous laisse à vos bonnes œuvres et à vos filles repenties... continuez à éplucher les comptes de votre cuisinière... Adieu les familles honorablement connues sur la place... ».
Le texte de Jeanson crée une atmosphère lourde et théâtrale : « Je vous donne un chagrin d'amour. C'est très intéressant, un chagrin d'amour. Pendant que vous souffrirez, vous ne vous ennuierez pas... »
Christian-Jaque apporte, grâce à ses inventions poétiques, un peu de légèreté. Les courants d'air fantomatiques, les vues de Lyon dans le brouillard, et surtout un montage rapide qui projette le spectateur au cœur des coulisses d'un ballet, donnent de l'allégresse au film. Les danseuses évoluent aussi gracieusement dans les escaliers que sur scène. Le cinéaste révèle que l'affolement dans les loges est encore plus touchant que les entrechats devant le public. Souplesse, vitesse, la course entre les loges et la scène est magnifiquement chorégraphiée. Mais les envolées n'équilibrent pas complètement la dureté des répliques anti-bourgeoises.
« Un adjectif vient à l’esprit lorsqu’on voit ce film : « Jouissif » ! « Jouissif » car les dialogues, tantôt plein d’amertume, tantôt chargés de vitriol, font mouche à chaque scène et à chaque situation. » (Jean Tular – Guide des films – 1990)
Ad1 : Jeanson avait certainement lu le romancier Henri Béraud qui s’était directement inspiré de l'affaire Gillet pour son livre « Ciel de suie » publiée douze ans avant le film.
Ad2 : Jouvet était un «revenant» à plus d'un titre ! Il était de retour en France, pour la première fois sur les écrans, après être resté en Amérique du Sud depuis 1940.