Nothing but a man est l’antidote aussi parfait qu’inespéré à tous les mauvais films dont Hollywood nous a récemment gratifiés sur le thème de la ségrégation. N’en déplaise à Spike Lee, là où Ava DuVernay, Lee Daniels, Steve McQueen et d’autres ont proposé leur vision misérabiliste, simplificatrice, pompière, mensongère (cf. Selma), ou tout simplement très pauvre de la traite des Noirs d’hier et d’aujourd’hui, le film de Michael Roemer y oppose rétrospectivement un regard à la fois réaliste, humble, et très pertinent.
Un homme comme tant d'autres (titre français) suit le parcours de Duff Anderson, une sorte de working class hero Noir à l'intégrité inattaquable et aux faiblesses on ne peut plus humaines. Un homme qui cherche à vivre sa vie de travailleur, de père et de mari avec les aspirations de n'importe quel être humain moyen, sauf que l’histoire se déroule dans l’Amérique raciste des 50s/60s et qu’elle se chargera de lui rappeler sa condition sociale d’ouvrier noir pauvre avec force et application. C’est la violence pure des portes qui se referment violemment au nez de ceux qui font preuve de la plus grande abnégation.
Duff, dans ce contexte-là, est seul contre presque tout et tous et on comprend très vite pourquoi : il est Noir, ouvrier sur les chemins de fer, vaguement athée, il revendique son indépendance avec vigueur et n'hésite pas à pointer du doigt les compromissions et les bassesses de tout son entourage. Blancs comme Noirs, amis comme parents, collègues comme patrons. Ce qui frappe dans Nothing but a man, c’est le soin et la discrétion avec lesquels sont décrites les différentes communautés, victimes, acteurs, et vecteurs du racisme. La population noire n’est pas placée sur un piédestal moral, dans la position "confortable" des victimes innocentes. Victimes, les Noirs le sont évidemment face à un racisme à la fois latent et affiché, mais ils se montrent tout autant rigides, pleutres, névrosés ou autoritaires que les Blancs dans certaines situations. Pour Duff, son beau-père (Noir) n'est qu'une moitié d'homme ayant accepté sa condition d'être inférieur afin d'accéder à une forme de confort matériel et de bonne conscience ; son père (Noir) n’est qu’un alcoolique violent et méprisant.
Mais il ne faudrait pas négliger la composante mélodramatique (au sens non-péjoratif du terme) de cette chronique sociale, puisqu’il s’agit avant tout d’une histoire d'amour contrariée entre Duff et Josie, le travailleur manuel autrefois syndiqué et la maîtresse d’école fille de pasteur. Un duo juste et sincère, superbement interprété par Ivan Dixon et Abbey Lincoln, tout en timidité et en retenue. Deux êtres victimes du regard sentencieux de leurs parents et de la violence de la situation économique, en plus du racisme. Un racisme frontal, présent dans la menace physique des jeunes ploucs, mais aussi indirect, une gangrène qui pénètre toutes les strates de la société en nuisant à des gens dotés d’un minimum d’estime de soi et de probité comme Duff. Une ségrégation raciale qui rejoint la ségrégation sociale en s’infiltrant dans les interstices du marché du travail, renforçant l’humiliation et la pression sur les travailleurs qui évoluent dans un univers ou tout signe ostensible de solidarité est sévèrement réprimé. "Rouge" et noir, un vrai cumulard pour qui les opportunités d’emploi se réduisent à une forme d’esclavage moderne, en uniforme de majordome dans les salons ouatés des riches Blancs ou en guenilles dans les champs de coton.
Pour parachever le plaisir que procure un tel film, relevons le ton semi-documentaire de l’ensemble, quasiment dénué de musique. Nothing but a man est une chronique sociale beaucoup plus intimiste que Blue Collar, plus enclin à jouer avec la pureté et le réalisme de la situation sans pour autant en diminuer la portée politique. C’est l’histoire extraordinaire d’êtres ordinaires, l’illustration sobre du caractère héroïque des gestes du quotidien et de la difficulté à assumer certaines convictions dans un environnement hostile. Un regard complémentaire sur les relations de pouvoir et de domination, politiques et raciales. Une histoire subtile racontée avec des gestes simples. Un mélodrame pudique qui tolère voire renforce des échanges habituellement considérés comme sirupeux : « It ain't gonna be easy, baby. But it's gonna be all right… I feel so free inside. »
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