Si l'on a inventé la couleur...
Si l’on a inventé le film en couleur, ce doit être pour The Darjeeling Limited. Le style de Wes anderson est toujours aussi magnifique, et il arrive parfaitement à appliquer ses mouvements caractéristiques de caméra à l’environnement pourtant exigu d’un train. Quant aux scènes dans le village indien, le deuil, les funérailles, elles sont sublimes, ce sont des tableaux parfaitement composés et on ressort de cette œuvre encore une fois enchanté par sa douceur et sa beauté. Wes Anderson est un esthète ; mais s’il n’était qu’un esthète, on aurait parfois presque l’impression que tout dans ses films n’est que prétexte à assouvir ses caprices stylistiques ; c’est le reproche qu’on lui fait le plus souvent, et je le comprends.
Cependant, derrière ce style forcément factice et affecté, il y a beaucoup de passages assez crédibles, le meilleur étant celui du basculement de l’histoire autour de l’accident de radeau (mauvais choix de connotation, pardon). En effet la scène de la noyade, les deux terribles « He’s dead ! » que Brody émet à la perfection, les traits émus, traverse et coupe le film en deux comme une vraie détonation ; le tragique advient alors qu’on prenait le film pour une sort de comédie un peu creuse ; les frères ont tenté de sauver trois jeunes garçons, frères aussi, qu’ils ne connaissaient pas mais qui auraient pu être eux 30 ans plus tôt ; ils ont échoué, l’un est mort, il faut rapporter le corps sans vie aux parents. Ce faisant, entrant dans le village, Peter, Francis et Jack, jusque-là plutôt grotesques, deviennent un instant de magnifiques figures humaines.
Ensuite je trouve pertinente la manière dont Anderson traite le thème des familles cassées, les familles où les enfants s’entendent mal, où les liens ne résistent pas à l’égoïsme de chacun des membres. Et les voilà en quête de spiritualité, parfois en pleine cambrousse indienne, c’est-à-dire exactement là où l’on va trouver des formes de sociétés traditionnelles, où en revanche se passer des liens familiaux, s’absenter aux funérailles d’un parent, est impensable. Je trouve ce contraste famille-moderne-un-peu-foireuse / solidarité-de-communauté-traditionnelle intéressant ; en plus il fait avancer l’histoire et donne des scènes remarquables de style. Comme dans Moonrise Kingdom on retrouve les thèmes de l’accident et du sang, suivis des cicatrices, les jeux-rituels d’enfants (genre, on va sur cette colline et on compte jusqu’à trois), qui sont toujours bien vus ; il y a une exhaustivité de détails qui relève d’une puérilité touchante.
Aussi je crois que chez Anderson, ce n’est pas une forme débordante qui cacherait un fond trop faible mais plutôt que la forme est le fond. Par exemple, les manies des personnages, leur caractère difficile ne sont que les symptômes de leur égoïsme, les définissent même. Dans Darjeeling, comme dans Moonrise Kingdom ou dans GBH, les personnages sont maniaques, capricieux, pleins de défauts, de limites, maladroits avec les autres, leurs proches. Et leurs manies se prolongent dans leurs accessoires : les rasoirs, les lunettes de soleil, les valises, le flacon à poire (Voltaire n°6 et l’Air de Panache). Wes sait que les défauts de ses personnages (cette paresse intellectuelle et émotionnelle, que Bill Murray et Frances McDormand incarnent parfaitement dans Moonrise Kingdom) sont incurables et il n’essaie même pas de les corriger ; certes, leur aventure a bien rapproché nos trois frangins, mais sont-ils guéris ? Je crois qu’une telle question est trop grossière pour un film aussi fin. W. Anderson montre que les gens changent difficilement, et qu’il y a des parties d’eux qui ne changeront jamais. Wes n’est pas un redresseur de torts, car ceux-ci le fascinent trop.
Il en ressort un film subtilement humain, sensible, qui ne tombe jamais dans le nunuche.
PS : Il est vrai qu’il y a quelques défauts : des dialogues pas toujours très originaux, des scènes un peu longues (celle du garage était une bonne idée mais aurait pu être réalisé avec plus de dynamisme, pareil pour celle de dialogue avec la mère au monastère) ; mais le reste est merveilleux !