Je ne m’attarderai pas sur la forme si ce n’est pour dire que dans Andromaque, Racine atteint la perfection dans le rythme des vers (« Dois-je oublier Hector… »), dans la succession des vers en scènes et dans la succession des scènes en actes. Chaque entrée de personnage est un rebondissement dans l’intrigue, rien n’est à retrancher.
Portée par cette forme classique sans tache, la pièce prend un caractère éminemment baroque.
Aucun personnage principal n’échappe à un dilemme : prisonnier d’enjeux sentimentaux et politiques, chaque protagoniste a le droit à sa douloureuse introspection, d’où il ressort encore plus irrésolu, trouvant toujours des motifs immoraux aux options qui lui sont présentées. Questionner les intentions de la moindre de ses aspirations, en plus de gaspiller un temps précieux, de paralyser par le doute sa volonté d’action, a également le fâcheux défaut de faire souffrir, jusqu’à la démence.
Si Andromaque sacrifie le souvenir d’Hector à la survie d’Astyanax, elle est une bonne mère mais une mauvaise épouse, et, après tout, en sauvant son fils, ne cherche-t-elle pas au fond à se sauver elle-même ? Si elle sacrifie Astyanax au souvenir d’Hector, elle est une bonne épouse mais une mauvaise mère. Mais ne commet-elle pas un péché d’orgueil, à provoquer elle-même son martyr et celui de son fils, travestissant même peut-être de rigueur morale, ô hypocrisie parfaite ! un amour honteusement immodéré pour Hector ? Après tout, la vie que lui réserve Pyrrhus serait faite de confort, de sécurité pour elle et son fils. Ne faut-il pas plutôt s’abandonner au courant de l’Histoire et accepter la vie qu’on nous laisse, plutôt que d’entretenir le culte macabre et déraisonnable d’un mari, d’un Etat à jamais disparus ?
Pyrrhus, en succombant à ses passions égoïstes pour une ennemie des peuples grecs, bafoue la parole donnée par son père aux royaumes alliés et ainsi son honneur. Mais, s’il se résigne à livrer Andromaque et Astyanax, ne sait-il pas au fond de lui qu’il le ferait plus par dépit amoureux que par réel sens du devoir ? Se sentant plus « sincère » quand il aime Andromaque que quand il joue son rôle de chef d’Etat, c’est dans cette première voie qu’il se décide d’agir. Il est sincère parce « qu’il l’aime parce qu’il l’aime ». Cette aspiration, parce qu’elle est sans cause autre qu’elle-même, auto-génératrice, reste la seule qui ait de la valeur.
Hermione de même n’a le choix qu’entre se perdre dans son amour pour Pyrrhus, non réciproque et blessant pour son orgueil, ou tenter de se tromper elle-même afin d’aimer Oreste. Se forcer à rejoindre Oreste est une réponse louable à la traîtrise de Pyrrhus, mais se révèle contre-nature : Oreste la laisse trop froide. C’est aussi par dépit amoureux, pour punir un traître envers elle et non la patrie qu’elle demande l’assassinat de ce qu’elle chérit au plus haut point, dans une pulsion quasi-suicidaire. On n’oserait même aller plus loin et observer que le bras du crime qu’elle choisit est Oreste, l’amoureux qui l’incommode, qu’elle compromet ainsi à jamais à ses yeux.
Oreste, enfin, n’a de zèle dans sa mission diplomatique que parce qu’il aime Hermione : il faut entendre par là qu’il cherche à supprimer les obstacles le séparant de sa bien-aimée (Astyanax, Andromaque, Pyrrhus enfin), et non à libérer cette dernière ni sa patrie de quelconques ennemis. Surtout, il peut moralement couvrir de justice son acte: Pyrrhus n’est-il pas un traître à la Grèce, à son père, à son engagement au père d’Hermione ? N’est-il pas délicieux et sublime pour Oreste de pouvoir dans la même action satisfaire son amour, caprice égoïste, et remplir son devoir, sacrifice à la collectivité ? Cette collusion bienheureuse constitue bien le fantasme de tout hypocrite. Si ses compatriotes peuvent volontiers saluer son meurtre, il lui est finalement reproché par Hermione ; on devine aisément, d'ailleurs, que pour Oreste, le reniement de cette dernière pèse infiniment plus que la reconnaissance des premiers.
Seul à pouvoir fermer cet instable pentagone amoureux, Hector n’est plus.
Cette esthétique sape la vision classique de l’homme comme sujet conscient et responsable de ses actes. Il le place comme un vain raisonneur qui tend lui-même la toile où il projette à loisir l’ombre moralement rassurante, mais, sur le plan psychanalytique, mensongère de ses actes ; car dès qu’il se retourne pour regarder la lumière en face, il est éblouit par l’éclat transcendant de ses propres motifs : les raisons qu’il se donne sont toujours arbitraires, seul reste l’amour, fanatique, retors, entêté, hypocrite, désespéramment sans cause. Comme dans Shakespeare, le baroque fait fi des « intentions », les classant parmi les chimères bonnes à noyer avec les autres monstres créés par l’Homme, l'éthique platonico-chrétienne n'étant pas la moindre. Comme Hamlet*, aucun personnage ici ne peut s’examiner honnêtement et conclure : « oui, je suis bon ». Andromaque fait sonner la canonnade contre les remparts de la morale et la religion du XVIIème s semble bien pauvrement armée.
Pensez-vous d’ailleurs que notre doxa du XXIème ait plus de chance ?
Ensuite, si l’Homme est en proie à ces conflits insolubles, ne trouvant jamais de réponse rationnelle à ses actions, comment pourrait-il en être autrement de la tentative de compilation explicative de ces dernières, que l’on appelle « Histoire »?
Il est certain qu’en racontant les conséquences directes sur le monde hellénique de la légendaire guerre de Troie, Andromaque est aussi un essai sur la philosophie de l’Histoire, empruntant à la tradition mythologique, qui regorge d’ironie : les royaumes Grecs menacent Pyrrhus d’entrer en guerre, mais pourquoi donc ? Car si l’on veut résumer prosaïquement l’intrigue, on dira que le fils d’un des vainqueurs de la très fameuse et sanglante guerre de Troie préfère finalement la femme d’un des vaincus à la fille de celle au sujet de laquelle cette même très fameuse et sanglante guerre de Troie avait éclaté. Les Grecs jadis rassemblés au combat derrière le héros Achille sont prêts à destituer son fils. Les conséquences de la guerre, en reprenant les descendants de ses protagonistes mais renversant quelque peu les rôles, en ironisent la cause ; ironie typique des mécanismes narratifs de la mythologie, montrant des personnages toujours en action, mais perdus dans celles-ci ; leurs ressors sont les passions, elles-mêmes inspirées par des dieux toujours cachés aux hommes. L’amour de Pyrrhus, pour une Andromaque revêtue de l’irrésistible dignité des vaincus, en tant que vengeance posthume de Troie, naît d'un un caprice de l’Histoire se niant elle-même, se refusant toute avancée, tout progrès.
Le meurtre du petit Astyanax ne serait qu’un de plus dans une guerre qui en a tant compté ; il permettrait surtout de la conclure. Cette guerre que nul ne parvient à achever est la métaphore d’une Histoire qui ne trouvera sa fin qu’avec celle des hommes, celle du monde, le Cosmos, aux cycles, flux et reflux inexorables, dont le sens, même s’il en était compris, ne pourrait être dirigé bien longtemps**. Indéniablement, c’est dans la lignée des conteurs mythologiques que Racine s’inscrit, déroulant le fil de l’Histoire, qui bégaie ses péripéties, illisibles, au mieux ordonnables en un récit ironique. Les passions, qui gouvernent l’Histoire, sont sans raison et ne trouvent de fin que dans la négation d’elles-mêmes***: l’Histoire est donc sans raison et se nie elle-même.
Enfin, prolongeant Homère et Hésiode, ce chef d'oeuvre de Racine ne peut être lue sans se rappeler divers citations ou aphorismes concentrant si bien sa même vision de la condition humaine, puis de la philosophie de l’Histoire.
note 1 “Virtue cannot so inoculate our old stock but we shall relish of it” (La vertu ne saurait tant nous imprégner que notre vieille carcasse puisse en prendre le parfum) Hamlet, Hamlet, Shakespeare
note 2 « Si l’on admet que la vie humaine peut être dirigée par la raison, la possibilité de vie en est détruite » Tolstoï, Guerre et Paix.
« Si la raison dominait sur la terre, il ne s'y passerait rien. » Fontenelle
« On ne souhaite jamais ardemment ce qu’on ne souhaite que par raison ». La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions morales.
note 3 “The violence of either grief and joy
Their own enactures with themselves destroy:
Where joy most revels, grief doth most lament;
Grief joys, joy grieves, on slender accident.” Hamlet, Hamlet, Shakespeare
« Aucun peuple, […], aucun peuple n’a jamais su s’organiser sur terre sur des bases scientifiques et rationnelles ; aucun peuple n’y a réussi, sauf peut-être pour la durée d’un instant, par bêtise. Le socialisme en son essence même est athée, car il a proclamé dès le début qu’il se propose d’édifier la société sur la science et la raison. Partout et toujours, depuis le commencement des temps, la raison et la science n’ont joué dans l’existence des peuples qu’un rôle subalterne, au service de la vie ; et il en sera toujours ainsi, jusqu’à la fin des siècles. Les peuples se constituent et se développent mus par une force toute différente, une force souveraine, dont l’origine reste inconnue et inexplicable. Cette force est le désir inextinguible d’aboutir à une fin et la négation en même temps de cette fin. Cette force est l’affirmation persistante et infatigable de l’être et la négation de la mort. » Chatov, *Les Démons*, Dostoïevsky.