Revoir (et plus d'une fois...) un film de Wes Anderson, c'est retrouver le bonheur de la profonde "magie du cinéma", qui naît ici de l'adéquation parfaite entre un vrai style de mise en scène - reconnaissable entre toutes, même si la multiplication des plans frontaux et le ton désespérément pince-sans-rire rappellent aussi Kitano -, une direction d'acteurs aussi relâchée que précise (on voit à l'écran des êtres humains, jamais des personnages, sans que ne soit sacrifiée la singularité cocasse de chacun), une narration à l'élégante légèreté (la marque du clan Coppola ? Peut-être aussi un peu de "branchitude", reproche souvent adressé à Anderson, mais qu'importe !), mais surtout l'attachement à travailler des sujets universels et essentiels (la famille, ce que nous lèguent nos parents, et comment on doit faire avec...). Dans "A Bord du Darjeeling Limited", Anderson ne craint certes pas d'accumuler les symboles : il faut qu'un enfant meurt pour que le deuil du père, symétriquement, puisse être fait ; il faut abandonner derrière soi des valises trop lourdes. Pourtant, au delà du formalisme et de la démonstration, l'enchantement perdure. C'est sans doute que, même s'il est moins drôle que "La Vie Aquatique" et moins impressionnant formellement que le récent "Hôtel Budapest", "A Bord du Darjeeling Limited" est aussi moins parfaitement "bouclé" que ceux-ci : c'est cette superbe ouverture sur le monde - ici l'Inde, aussi photogénique (on ne se refait pas...!) que propre à engloutir tous les tourments humains - qui confère au film une maturité, un mystère permanent, une sérénité bouleversante, tranchant avec la mécanique maniaque, voire obsessionnelle des traumas familiaux au centre de l’œuvre d'Anderson. Si le film flotte parfois, ressasse un peu des traumas de "fils à papa" qui peuvent irriter, la manière dont la brutalité de la vie troue la beauté irréelle de sa construction est suffocante : on n'est pas près d'oublier la scène de la noyade de l'enfant, ni celle - frontale bien entendu - du dévoilement du visage fracassé d'Owen Wilson. Dans ces moments-là, il se pourrait bien qu'Anderson frôle le pur génie. [Critique écrite en 2008, 2009 et 2015]