La contradiction est un élément de base qui constitue un être humain à peu près normal.
Représentant rubicond de cette gigantesque et désespérée fratrie, j’aborde chaque nouveau film lesté de ces deux idées incompatibles:
1) plus on voit de films, plus on se rend compte à quel point il en reste à découvrir et
2) (impression ridicule tapie dans un recoin sombre du petit-cervelet)
j’ai déjà découvert l’essentiel, la grosse claque à venir devenant à chaque fois un peu plus hypothétique et improbable.
Fort heureusement, un certain nombre de gens évoluent dans des sphères totalement différentes des nôtres (les à peu près normaux, donc) et ont le talent de savoir nous transmettre des parcelles de leurs intuitions géniales. On appelle ça communément des artistes, et Sidney Lumet fut un de leurs plus lumineux hérauts.
Génération de survie
S’il fallait un exemple de la grâce dont était capable Sidney, qu’il me suffise de décrire ce film par ce qu’il n’est pas: il n’est sous tension que parce que ce n’est pas un thriller, il n’est absolument politique que parce qu’il aborde son sujet par la bande, parfaitement bouleversant que parce qu’il refuse les facilités d’un sentimentalisme de façade.
Mais avant de revenir sur les miracles de l’écriture de ce film essentiel, impossible de passer sous silence un casting parfait.
"Une équipe a la force et la résistance de son maillon le plus faible" lance le père aux abois à son fils quand il réalise que ce dernier pourrait le quitter définitivement, et cette formule s’applique on ne peut mieux à l’ensemble des interprètes de cet "à bout de course". Avec une pensée particulière, évidemment, pour River Phoenix dont la performance est sans doute rendue encore plus forte par l’idée qu’il n’est déjà qu’à cinq petites années de la fin d’une carrière qui n’aurait put être que magnifique. Comment ne pas imaginer ce que ce garçon pétri de talent aurait pu accomplir au cours des 20 ans qui nous séparent maintenant de sa fin tragiquement et stupidement banale ?
Le destin du clan des clandestins
Si un seul mot devait définir cette course dans le vide ("running on empty" en VO), ce ne pourrait être que justesse.
Cette famille condamnée à vivre dans la clandestinité pour des choix politiques radicaux passés est décrite dans une simplicité et une profondeur rarement montrée à l’écran. Aucun jugement n’est porté sur les choix politiques qui guident les parents de Danny et Harry, si ce n’est à travers les conséquences de leurs actes. Très rapidement, le spectateur est amené à se demander quel principe est suffisamment valable pour conduire une famille unie et aimante dans une situation à ce point précaire et instable. Juste avant de prolonger en se demandant à quel point ce ne serait pas cette même instabilité qui cimente si parfaitement cette cellule.
Sans doute le film le plus lumineux sur la difficulté qu’ont les générations à se succéder, difficulté que seul l’amour (ou la transmission d’une passion, comme le piano) peut sauver du désastre.
Le film constitue également une des plus limpides descriptions de la parenthèse (sous forme d’impasse) que constituèrent les années 65-75, soulignée par le retour de Danny vers le milieu dont il était issu, quand il se destine à rejoindre ses grands-parents.
Ne rien faire face au monde tel qu’il va équivaut à une condamnation collective inéducable, et réagir, au delà de son aspect vain et finalement forcément violent, peut se révéler bien pire encore.
Le destin de Danny est sans doute, au bout du compte, le plus enviable: il n’est pas dupe du système dans lequel il lequel il évolue et a compris que la seule échappatoire valable est celle que nous sommes nombreux à avoir choisi, directement ou non: être entourés de ceux qu’on aime et se réfugier dans l’art est une de seules consolations qu’il nous reste dans ce bas-monde.