C’est lorsqu’on est privé de quelque chose qu’on prend la mesure de sa valeur. Quel plus poignant récit d’adolescence imaginer que celui proposé ici ?
Danny vit tous les élans de son âge : l’avenir, par le choix d’une faculté. L’accès à une certaine société par son raffinement et son talent. L’amour et l’intimité par la rencontre de Lorna. A mesure que se dessinent les passerelles structurantes de sa vie en germe, l’étau de son existence se resserre.
En liberté, Danny vit comme un prisonnier : celle-ci n’est ni provisoire, ni conditionnelle, ni surveillée : elle est clandestine. Lumet met admirablement en place la mécanique tragique d’une famille ayant appris à vivre cachée, et à mettre en place les conditions de sa propre détention. On se surveille, et la solidarité étouffante de ce microcosme lui permet de se maintenir, jusqu’au prochain départ.
Danny a donc un double regard sur le monde : spectateur méfiant de sa propre vie, il laisse les autres fonder sur lui des espoirs et des projets qu’il sait condamnés. Tout lui sourit pourtant, et sa trajectoire, banale s’il en est, prend dès lors une intensité rare.
De nombreuses scènes constituées de plans d’ensemble posent l’adolescent au sein d’amples décors naturel : étendues sablonneuse, forêts, plage, bientôt accompagné de Lorna.
Le monde est une gigantesque partition en attente d’être jouée, sans qu’il lui soit possible de le faire. La métaphore est d’ailleurs filée par le rapport de Danny à la musique : seul moyen d’expression, parce qu’il permet l’épanchement sans les mots qui compromettent, elle occasionne de superbes séquences : chez Lorna, lors de l’audition, avec sa mère, enfin, où tout se dit par un duo mélancolique.
Chez lui, Danny s’entraine sur un clavier, sans le son, mise en abyme aussi poétique que désenchantée de son existence.
Outre l’interprétation flamboyante et subtile de River Phoenix, le film doit sa réussite au même équilibre : sur un canevas permettant tous les excès du pathos et du thriller, Lumet compose une partition fine où les rapports humains, et surtout familiaux, l’emportent sur les facilités inhérentes à un tel sujet. Les contacts sporadiques avec le passé, qu’il soit militant ou familial dessinent un archipel de deuil et de regrets. Le rythme volontairement irrégulier, entre un quotidien reclus et de brutales saillies d’émotion comme la rencontre entre Annie et son père après 14 ans de séparation permet d’apprécier toute l’intensité de ces rapports humains. De la même façon, les rares moments où l’on oublie sa condition font surgir avec évidence la beauté à portée de main, à l’image de la séquence d’anniversaire en compagnie de Lorna.
Loin d’idéaliser la famille, Lumet prend soin d’en explorer les contradictions : le père, libertaire sans concession, s’empêtre dans un rôle ambigu, où l’on enseigne avec autorité la contestation, et semble plus proche de l’adolescent que son fils qui ne demande qu’à grandir. Lorna quant à elle a les moyens de son adolescence : elle peut contester en toute impunité et fustiger le modèle parental en s’étonnant du silence mesuré de Danny, dont chaque mot fait l’objet d’une réflexion préalable.
Le récit suivra donc les modulations d’une pièce musicale qui prendrait progressivement la mesure du public auquel elle s’adresse, de plus en plus vaste. Au carrefour de sa destinée, on laisse à Danny la possibilité de rester et de se sédentariser, promesse paradoxale d’une vie de tous les possibles.
Lumet n’aura finalement rien fait d’autre qu’illustrer le parcours chaotique et lumineux de tout adolescent, les moyens détournés de la tragédie en accentuant les brillances et les ravages.
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